Martine se mit au lit à huit heures du soir, sans faire sa toilette, laissant ses vêtements sur le tapis… Elle était malade, sûrement. Des nausées comme par gros temps dans une embarcation. Il lui fallut courir à la salle de bains… Une angoisse ! Elle alla se recoucher. Le divorce. Si cette idée était venue à Ginette, d’autres devaient penser comme elle, les gens devaient se dire, parler entre eux : pourquoi ne divorcent-ils pas ? Daniel voulait peut-être divorcer ? La quitter tout à fait ! « Sainte Vierge… » Martine appuya ses mains aux doigts écartés contre sa poitrine, mais un violent coup de rasoir au foie vint la distraire de sa peine : une crise hépatique, voilà ce qu’elle avait ! Et pas de téléphone, personne pour aller chercher un docteur.
La douleur se calmait. Elle n’avait plus vingt ans, parce qu’elle était malade. Ce n’était que ça.
« Tu n’as plus vingt ans… » Comme elle avait dit ça, Ginette. Il n’y avait pas que le sens, il y avait quelque chose d’autre encore dans ce bout de phrase qui accrochait Martine… l’intonation… Celle de Daniel ! C’était ça ! Exactement, Ginette et Daniel ! Martine ressentit une émotion si aiguë que tout son corps y participa, elle était comme un verre qu’on aurait laissé tomber et qui se brise en mille éclats. En quoi était-elle donc faite pour que les morceaux tiennent ensemble… du plexiglas… le progrès… « Sainte Vierge… »
Comme dans un livre de comptes, Martine suivait les colonnes des heures et des jours : les arrivées et les départs de Daniel, les visites de Ginette… les paroles, les rendez-vous, les inflexions de voix… Comme toutes les femmes trompées, elle n’y avait vu que du feu ! Elle avait été confiante, sotte, elle avait eu de l’affection pour cette putain de Ginette. Une fille dont on s’était toujours demandé à l’Institut de beauté comment elle avait fait pour s’y introduire, parmi des femmes si bien élevées, propres… Une fille du trottoir ! Mais tous les hommes aiment les putains, les garces qui leur courent après, leur sautent dessus, qui leur font n’importe quoi, des saletés… Comme sa mère, la Marie, avec n’importe qui ! Daniel ne se serait jamais abaissé de lui-même… Elle allait s’adresser à la police, il devait y avoir des lois contre les femmes qui détruisent un foyer… Ginette ! une fille à soldats qui couchait avec les Boches ! Pourquoi ne lui avait-on pas rasé la tête, cette indulgence des Français, une honte… Daniel ! Que s’était-elle donc imaginé ? Qu’il se contentait de faire l’amour une fois par hasard ? Toutes ces années… Que savait-elle de lui, de ses relations… Que s’était-elle donc imaginé ? Rien, elle ne s’était rien imaginé du tout, cette pensée était loin d’elle… Pense-t-on à sa mort ? Si on y pensait, comment ferait-on pour vivre ? Comment vivre maintenant avec cette idée ? Alors, quoi… se tuer ? Les laisser continuer et se supprimer ? Laisser la place à Ginette ? Et à d’autres, à toutes les autres ?…
Martine se leva… Le foie se tenait tranquille, mais elle avait le vertige, des points noirs devant les yeux… D’ailleurs, où aller ? On l’attendait chez Mme Dupont, la nièce du ministre, pour bridger… ce n’était pas là qu’elle pourrait assommer Ginette, ni hurler des injures, ni accabler Daniel… Lui dire tout ce qu’elle avait sur le cœur depuis son enfance, depuis qu’elle le voyait passer, l’air conquérant, au village, sûr que le cœur et le corps de la gamine qu’elle était lui appartenaient. S’en foutant. Dur et étincelant comme sa moto, casqué, botté, puissant… Il croyait donc pouvoir la balayer du revers de la main ? Il allait voir !
LE CRI DU COQ
Daniel roulait vers la maison de Martine et pensait à elle… Y a-t-il des passions anachroniques ?… Lorsque jadis, Daniel avait amené Martine pour la première fois dans une chambre d’hôtel, il avait senti s’ouvrir devant lui l’abîme d’une passion profonde comme une forêt la nuit. Martine se tenait à l’orée de cette sombre forêt, y attirant le voyageur. Daniel l’y avait suivie : c’était un homme. Au XXe siècle, on ne croit pas aux fantômes, Daniel était un scientifique, mais un scientifique romanesque. Avec Martine il croyait s’aventurer dans un pays mystérieux, habité d’êtres fantastiques. Ce n’était pas là une passion préfabriquée, en matière plastique, elle avait quelque chose d’éternel, d’imputrescible, d’unique. Daniel n’était pas un homme moyen, c’était un paysan et un chevalier, il aimait le durable et l’héroïque. Il se maria avec Martine. Et aussitôt ce fut comme le cri du coq à l’aube, comme un signe de croix devant des diableries : tout se dissipa et prit des formes connues et quotidiennes. Martine, sa femme, n’était qu’une affreuse petite bourgeoise, sèche, égoïste. Avec des désirs en matière plastique et des rêves en nylon. Il retrouva Martine-perdue-dans-les-bois dans le confort moderne, avec un bon petit emploi, de bonnes grosses dettes, des soucis idiots et un horizon si limité que c’était à se demander comment elle pouvait exister sans se cogner à tout bout de champ aux murs de son univers étonnamment restreint. Elle, dont Daniel avait admiré l’intelligence, les facultés d’orientation parmi les activités humaines… aussi bien le commerce que l’art, puisqu’en peu de temps elle avait acquis un goût passe-partout, et son langage avait pris de la correction… Il voyait maintenant que ce n’étaient là que les résultats d’une mémoire exceptionnelle, comme celle qui, chez un cheval par exemple, remplace l’intelligence, mais chez un être humain. Que Martine eût été capable d’apprendre par cœur le petit et même le gros Larousse ne prouvait rien. Au bout du compte, ce n’était qu’une maniaque, et Daniel faisait partie de ses manies, comme l’ordre, la propreté ou le bridge. Ah ! ce qu’on peut se raconter d’histoires quand on est très jeune et qu’on désire une très belle fille. Ginette avait raison, Martine était sèche comme un coup de trique et n’avait de passion que pour son propre confort. Ginette disait encore que si Martine perdait sa beauté, c’était que son manque de cœur commençait à percer… sûr qu’elle n’avait pas de cœur, autrement elle aurait senti que Daniel la trompait. Ginette était une petite poule comme il y en a treize à la douzaine, pas désagréable, douce, moelleuse, et elle devait avoir du cœur, parce qu’elle, elle sentait fort bien que Daniel la trompait. Elle était jalouse et lui faisait des scènes. Que s’imaginait-elle, qu’il allait lui être fidèle ? Il avait été assez longtemps fidèle à Martine, d’abord parce qu’il l’aimait, ensuite parce qu’il avait du respect pour l’amour qu’elle avait pour lui… Mais Ginette n’était ni la première, ni la seule femme avec laquelle il couchait depuis que Martine n’était plus celle que Daniel avait cru perdue dans les bois, et qu’il retrouvait dans un cosy-corner. Les femmes, en dehors de Martine, l’unique, n’étaient pas un problème pour Daniel, il était comme un bon chasseur qui trouve toujours du gibier au bout de son fusil.
C’était cela ou à peu près ce que se disait Daniel dans sa voiture… Dans huit jours, il s’embarquait pour New York, et il comptait rester aux Etats-Unis un an ou plus, pour confronter leurs méthodes de culture et de commercialisation des rosiers avec celles de la France. M. Donelle père se faisait vieux, il fallait que Daniel se dépêchât de faire ce voyage, indispensable à son sens, tant qu’il pouvait encore s’absenter. Un Donelle des Etablissements Donelle ne pouvait qu’être bien reçu par les rosiéristes du monde entier, mais Daniel Donelle, petit-fils du grand Daniel Donelle, s’était déjà fait lui-même connaître par des travaux remarquables dans le domaine de la génétique, et c’était une des plus grandes firmes productrices de rosiers en Californie qui lui avait proposé d’entrer chez elle comme chargé de recherches et hybrideur. Cette firme produisait à elle seule dix-sept millions de rosiers par an, quand la production de tous les rosiéristes français, ensemble, s’élève à quinze millions ! Là-bas, les expériences et recherches se faisaient sur la plus grande échelle possible, et on disposait de moyens illimités. Ensuite, au retour, Daniel prendrait les choses en main aux Établissements horticoles Donelle ; c’était ainsi que son père lui-même voyait les choses.