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Martine avait repris ses parties de bridge, mais ne jouait que rarement et jamais chez elle. Pour sortir, elle gardait son apparence habituelle, soignée, parfumée, et personne n’aurait pu se douter de la saleté qui régnait derrière la porte de son appartement, fermé à tout le monde. Elle ne vidait pas la boîte à ordures, ne lavait pas la vaisselle, ne changeait pas les draps… C’était sa vengeance. Sur qui s’exerçait-elle ? Personne ne pouvait la sentir. C’était, en premier lieu, pour sa propre délectation que Martine laissait les choses se dégrader, elle voulait croire que cela ferait mal aux gens s’ils le savaient, elle se cachait à elle-même que les gens s’en foutraient pas mal ! Lorsqu’elle restait chez elle des soirées entières, assise dans un coin à ne rien faire, elle se croyait rusée et secrète…

Une lettre lui était arrivée du village le jour même où elle avait eu des nouvelles de son procès : c’était fait, en moins d’un an Daniel avait obtenu le divorce et était libre d’épouser l’autre. La lettre l’attendait chez le concierge. Martine l’ouvrit dans l’ascenseur : le notaire, Me Valatte, lui annonçait la mort de sa mère, et lui demandait de se rendre à son étude pour régler les questions de la succession. La succession… Marrant ! La vieille caisse, on n’avait qu’à la brûler… Elle pensa d’abord à la baraque et ensuite à la morte. Il y avait bien dix ans qu’elle n’avait entendu parler de sa famille. Qu’était devenue la marmaille ? La grande sœur ? Aller là-bas, les rencontrer… Pourquoi pas ?

Elle devait ce soir dîner chez M’man Donzert. Martine s’assit sur le lit, sans allumer, et se mit à attendre l’heure de partir en mangeant du chocolat. Elle pouvait manger à n’importe quelle heure, n’importe quoi. Sa commode était bourrée de sucreries, de biscuits, et elle se levait la nuit pour aller chercher un bout de pain, un morceau de sucre, du fromage, une sardine… La pendule du salon dans son cadre d’osier, qui avait remplacé le tableau avec la pécheresse nue sous son manteau, celui que Daniel avait piétiné sur les carreaux de la cuisine, sonna sept heures. Martine pouvait y aller.

Chez M’man Donzert, on l’attendait, il y avait des fleurs sur la table, ses plats préférés… On la voyait si rarement, c’était une fête que de l’avoir ! disait M. Georges. Dommage que Cécile et Pierre n’aient pas pu être des leurs, Pierre venait de signer un contrat important avec une firme étrangère, et avait invité les représentants de cette dernière à dîner… M’man Donzert embrassait Martine à tout bout de champ et se forçait à la gaieté.

— M’man Donzert, aujourd’hui on pourrait se payer une bonne pinte de larmes, si on y tenait… — dit Martine, mangeant avec appétit du saucisson chaud aux pommes de terre en salade. Elle sortit de son sac la lettre du notaire et la tendit à M. Georges.

M. Georges posa sa fourchette et lut la lettre à haute voix. Martine mangeait. M’man Donzert, dans son dos, près de la cuisinière, s’essuyait les yeux sous ses lunettes ; elle faisait des beignets aux pommes.

— Que Dieu ait son âme… — dit M. Georges, et il sortit un mouchoir très blanc, pour le passer sur sa calvitie. — Je ne l’ai pas connue, et c’était m’a-t-on dit une grande pécheresse, mais devant l’Éternel…

— Savez-vous, monsieur Georges, interrompit Martine, qu’on a emporté aujourd’hui mon salon en rotin ?

M. Georges ne broncha pas :

— Comment ça ? dit-il seulement.

— Je n’ai pas pu payer les échéances… Trois traites.

— Mais tu aurais dû nous le dire ! — s’écria M’man Donzert, laissant là ses beignets, — on t’aurait donné le nécessaire, voyons, Martine ! Avec tout ce que tu as donné, mais c’est de la folie ! Une chose après l’autre… Tu tiens à engraisser les commerçants !.. À peine as-tu laissé partir la voiture que tu recommences ! J’en suis malade, malade !..

— Je n’ai pas voulu faire mentir M. Georges. Il m’avait dans le temps prédit que je resterais avec ma lessiveuse rouillée…

— Je n’étais pas pressé de voir ma prédiction s’accomplir… — M. Georges essayait de blaguer.

— Quelle lessiveuse ? grondait M’man Donzert, qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Tu fais exprès de te rendre aussi malheureuse que possible ! Et Cécile et nous on t’aurait donné ce qu’il te fallait… tu n’es qu’une sotte ! Passe-moi ton assiette, tu ne vois pas que les beignets sont à point ?

Martine avait menti : le salon en rotin n’avait pas bougé de son appartement, et ne l’aurait-elle pas payé qu’il serait resté là, bien trop endommagé le jour où elle avait eu sa crise… Le rotin, ça se casse facilement et ça devient très vite dégoûtant. D’ailleurs, Daniel avait payé les dernières échéances et le salon était bien à elle. Elle avait inventé cette phrase par pure méchanceté, elle savait bien que cela ferait de la peine à M. Georges et M’man Donzert…

— C’est vrai… Ils sont à point ! Je n’ai jamais su les réussir comme vous, M’man Donzert. Ce que j’ai pu bouffer ! On prend le café au salon ?

Elle se leva. M’man Donzert s’était arrêtée de remuer ses assiettes et ses casseroles et la regardait avec désapprobation :

— Tu engraisses trop…, dit-elle. Tu devrais faire un peu attention. J’ai fait une tarte, mais peut-être vaudrait-il mieux…

— Vous voulez rire ! Moi, me priver !..

Martine riait, et M’man Donzert ne dit plus rien : elle n’aimait pas cette nouvelle façon qu’elle avait de rire, Martine. Ce rire lui faisait aussitôt penser à la « maison de santé »… Pauvre Martine…

Ils passèrent au salon.

— C’est vrai que j’ai un peu engraissé, reprit Martine, ça plaît aux hommes ! Dans la rue, c’est une véritable meute derrière moi ! Jamais les hommes ne m’ont couru après comme maintenant…

M. Georges et M’man Donzert la laissaient parler… Elles pouvaient être vraies, ces histoires, mais cela lui ressemblait si peu de les raconter et elles sonnaient si faux…

— Vous ne m’avez rien dit sur ma nouvelle coiffure, papotait Martine, n’est-ce pas qu’elle est ravissante ?

Les cheveux de Martine, coupés très court, en chien fou, faisaient des franges de tous les côtés.

— Ça te cache ton joli front, dit M. Georges, je n’aime pas cette nouvelle mode.

— Je crois que vous n’aimez que le démodé… Vous êtes un peu comme Daniel. Il cherchait le parfum des roses anciennes.

Il y eut un silence. M’man Donzert fit un effort :

— Où vas-tu pour les vacances ? Tu ne veux pas venir avec Cécile et avec nous, dans le Midi ? Pierre a loué une villa…

— Je crois qu’avec cette lettre du notaire, il me faudra tout d’abord aller au village… Et qui sait, peut-être que je m’y plairai tant que j’y retournerai pour les vacances… C’est ma petite patrie ! Il y a la baignade… Et la cabane, n’oublions pas la cabane ! Une villégiature impeccable. Non, cette histoire de succession… Il y a de quoi mourir de rire !

Martine suçait un sucre. Elle avait déjà mangé presque à elle seule la tarte et tous les sablés que M’man Donzert avait faits avec le restant de la pâte.

SPARGE, PREGOR, ROSAS SUPRA MEA BUSTA, VIATOR

Passant, je t’en supplie, répands des roses sur ma tombe.

(Inscription romaine sur la tombe d’un pauvre des temps impériaux.)