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Techniquement, le juge a raison, c’est l’évidence, la confrontation s’impose. Sa mère est le meilleur levier sur Jean, sans doute la seule personne au monde à pouvoir le convaincre.

Pourtant, Camille n’arrive pas à se décider. La voix de Rosie lui fait drôle. Quelque chose ne va pas et tant qu’il n’aura pas compris ce qui ne va pas…

— On va voir, répond-il. On va voir…

Au juge, il explique que cette confrontation pourrait avoir un effet contre-productif.

— Sa mère est très atteinte par son séjour en prison. Il doit craindre quelque chose de ce genre parce qu’il lui a rendu visite au début de sa détention, mais n’y est jamais retourné… Il lui écrit toutes les semaines, rien d’autre. Quand il va la voir dans cet état, il y a un risque important que cette vision le renforce dans son désir de la sortir de là…

Le juge est d’accord. On attend.

22 h 15

— Encore six obus ? Une explosion par jour, c’est ça ?

Décidément, l’information ne passe pas.

— Et il veut sa mère ?

— C’est ça, monsieur le Premier ministre. Sa mère.

— Il croit qu’on va l’envoyer en Australie et attendre une carte postale avec l’adresse de ses bombes, il est con ou quoi ?

Alors d’un coup : le black-out. Personne ne sait si c’est la bonne décision, mais de toute manière, on n’a le choix qu’entre de mauvaises solutions.

— Trouvez une explication officielle pour cette explosion, dit le Premier ministre, quelque chose que tout le monde puisse comprendre. Proposez-moi un communiqué, débrouillez-vous. On gagne du temps et vous… (il s’adresse au type de l’Antiterrorisme), euh… faites ce que vous avez à faire.

À l’instant de sortir, il se retourne.

— Arrêtez-moi cette connerie.

Juste après sa sortie, traduction libre du chef de cabinet :

— Jean Garnier, mettez-lui les couilles dans l’étau, messieurs. Et serrez très fort.

Le type de l’Antiterrorisme se lève et sort sans un mot.

Silence. On sent que ça va barder.

Et pourtant, personne ne saurait dire pourquoi, peut-être à cause de la soudaineté, de la violence de la situation, de la manière et de la rapidité avec lesquelles les choses s’enclenchent, on envisage aussitôt les issues désastreuses qui, en politique, sont celles qui ont le plus de chances de survenir.

On dispose d’une belle gamme de plans d’urgence et de plans catastrophes qui prévoient l’organisation des secours lors de la survenue d’événements de grande ampleur. En attendant de savoir si Garnier va ou non se mettre à table, il faut s’y résoudre. On va peut-être devoir activer le plan ORSEC ; il faut lancer l’inventaire et l’analyse des risques potentiels de cette série d’explosions et anticiper la mise en place d’un dispositif opérationnel de mobilisation…

22 h 40

Les témoignages continuent de remonter, mais Louis ne parvient pas à reconstituer les faits et gestes de Jean Garnier au cours de ces dernières semaines.

— Il ne fréquente personne, explique-t-il à Camille. Ses seuls copains sont ceux du football et personne ne l’y a pas vu depuis des semaines. Selon les voisins, depuis l’arrestation de sa mère, il entrait et sortait de l’appartement, on le croisait qui faisait des courses dans le quartier, mais personne n’a rien observé de particulier. J’ai envoyé des équipes vérifier ses achats, sa location de voiture… Jean est le type de client que personne ne remarque et dont personne ne se souvient.

Depuis que Clémence a formellement reconnu Jean Garnier, l’idée est dans toutes les têtes, il faudrait diffuser son portrait dans la presse, faire un appel à témoins. Mais c’est le black-out. Ordre du ministère. Les autorités sont formelles. Le portrait d’un poseur de bombes dans les journaux du matin, c’est la panique assurée.

— Panique d’un côté, massacre de l’autre, dit Camille. Je ne voudrais pas être à la place des décideurs…

— Il va être cuisiné dans peu de temps, il n’y a pas beaucoup de personnes capables de résister à ce genre de spécialistes.

— Ça ne servira à rien jusqu’au bout, dit Camille à Louis devant la machine à café. Ce type-là a une théorie binaire, tout d’un bloc. Sa position est imparable parce qu’elle est rudimentaire, totalement imperméable à la nuance. Pour lui, c’est oui ou non. Nos successeurs vont se casser les dents, je prends les paris.

À propos de successeurs, il regarde sa montre de plus en plus souvent, impatient de sortir de la nasse.

Quatre types ouvrent enfin la porte sans même frapper.

L’Antiterrorisme vient de prendre le relais.

Ils sont tous taillés comme des camions. La démarche, la résolution, le regard, la précision des gestes, tout en eux fait peur. Jean les regarde, impressionné. Il a prévu pas mal de choses et tout semble se dérouler de manière conforme à ses espérances, mais visiblement la donne vient de changer. En quelques secondes il est propulsé debout, les bras dans le dos, menotté, cagoulé, attaché, contraint. Au milieu des quatre hommes, il semble avoir perdu dix centimètres.

Le message est clair : changement de braquet.

Camille ne sourit pas, mais il est soulagé. Moins de trente secondes après leur entrée dans le bureau, les spécialistes disparaissent en emportant Jean Garnier.

Camille salue son collègue, le commandant Pelletier, un grand type à la tête rectangulaire, avec une moustache du siècle dernier, poivre et sel.

— Amusez-vous bien…

Pelletier reste concentré. On sent qu’il est dans son élément. Il sort en dernier. Il n’a pas prononcé un seul mot.

23 h 15

Camille prend la direction de chez Anne, mais il s’arrête en chemin, soucieux, et sort son mobile.

— Ça s’éternise, écrit-il par sms, je suis désolé… Peut-être dans la nuit… Possible ?

Il n’a pas réfléchi. Ce n’est pas qu’il n’aimerait pas aller la retrouver, au contraire, se coucher contre elle, sentir son odeur, la toucher… mais il reste perplexe, préoccupé. Impossible de mettre le doigt sur ce qui ne va pas. Il pense fugitivement aux gars de l’Antiterrorisme, des experts ; sur une affaire comme celle-ci, on n’ose pas imaginer de quoi ils sont capables. Ils vont savoir faire.

Et pourtant…

La réponse d’Anne : « Même tard, mais viens… »

Camille hésite quelques secondes ; non, il va continuer de mentir à Anne. Il va rentrer chez lui.

Doudouche fait la gueule, sans surprise. Il se montre attentionné, mais rien n’y fait, c’est toujours ainsi, quand il rentre tard, elle fait comme s’il n’était pas là.

Il est épuisé, s’allonge tout habillé sur le canapé, mais ne parvient pas à s’endormir ; faire faux bond à Anne, lui mentir ainsi ne lui plaît pas. D’autant qu’il n’avait aucune raison de le faire. Ou peut-être que si. Il n’aurait pas été disponible ; tu n’es plus en charge de l’enquête, se répète-t-il, mais rien n’y fait, il est assis sur le canapé, Doudouche sur les genoux, à crayonner (il n’arrête jamais, partout des croquis, des esquisses, ça l’aide à penser, il a toujours procédé de cette manière, il reproduit tout ce qu’il voit de mémoire, c’est ce qui fait qu’il comprend toujours dans l’après-coup).

Dans son travail, il y a les faits et ce que les faits produisent sur lui. Ce n’est pas qu’il ait une confiance aveugle en lui-même, il serait même plutôt du genre à se laisser envahir par le doute, mais ses impressions, ses résistances, il les écoute, il ne peut pas faire autrement.

Ainsi là, il crayonne, pour le retrouver, le visage de Rosie et, à côté, celui de Jean. Le premier exhale une sorte de bêtise mêlée d’entêtement, le second est plus complexe. De l’entêtement là aussi, mais avec du calcul. Point commun, la détermination. Chez elle, c’est de l’obstination, chez lui, de la volonté. Ils ne paient pas de mine, mais ils sont dangereux comme la vérole.