Regardant leurs portraits, Camille s’interroge sur leur relation.
Rosie tue l’amie de son fils, qui prépare une vague de terrorisme pour la libérer… Mis bout à bout, rien que ces deux morceaux, ça ne colle pas. Disproportionnés. « Tu n’es plus chargé de l’enquête. » Tant mieux pour toi.
Pour Jean Garnier, c’est autre chose, il doit passer un sale quart d’heure. Camille s’arrête de crayonner parce que ce qu’il croit savoir des techniques d’interrogatoire le fait frissonner. Personne n’en dit jamais rien, mais on devine qu’un type qui menace de faire exploser une série de bombes en plein Paris doit se voir offrir le grand jeu. On pense : simulation de noyade, épreuve du mur, arrosage, confinement en espace exigu, hard rock en boucle à haut niveau… Est-ce que tout cela est vrai ?
Penser à autre chose, changer de point de vue. C’est une de ses méthodes. Une enquête, c’est une certaine manière d’éclairer la réalité, alors Camille tente de prendre les choses par l’autre extrémité. Il reproduit, de mémoire, une photographie vue dans le dossier de Rosie Garnier ; celle de la jeune fille renversée, Carole. Il restitue ses cheveux qui font un drapé presque parfait, d’une rare cruauté, à cause de la flaque de sang qui scintille sous les éclairages vifs. Ce sont des cheveux d’enfant. La blondeur, chez les jeunes filles mortes, c’est pire que tout. Et là, sur le papier, il retrouve sa nuque, déchirante.
Puis enfin la fatigue le terrasse, tout habillé, Doudouche pelotonnée sur son ventre.
Lorsque le téléphone sonne, vers 4 heures du matin, il comprend pourquoi il n’est pas allé rejoindre Anne, pourquoi il ne s’est pas couché.
Son intuition ne l’a pas trompé.
Doudouche refuse de bouger, Camille la fait glisser sur le côté, elle ronchonne. Il ressent l’épuisement jusque dans ses os, mais il se met debout et décroche d’une main. De l’autre, il commence déjà à se déshabiller, retirer les boutons de sa chemise, il va devoir prendre une douche, très vite.
Au téléphone, c’est le juge. Camille s’en doutait. Il va devoir repartir. Jean Garnier ne veut plus parler avec les gars de l’Antiterrorisme, c’est sans surprise, il veut Verhœven et personne d’autre. La question que se pose Camille, c’est : pourquoi accède-t-on à sa demande ?
— Parce qu’il y a urgence, dit le juge. Garnier assure que la prochaine bombe est programmée pour 15 heures, il nous reste moins de douze heures.
Dès qu’il raccroche, Camille réveille Louis, l’indispensable Louis qui, lui aussi, doit se rhabiller, venir, tout de suite.
— Mais, dit Louis, une bombe dans douze heures, ça n’a rien de nouveau ! Garnier nous avait prévenus : une par jour, non ?
— Oui, dit Camille. Je ne sais pas comment s’y sont pris nos aimables collègues de l’AT, et je préfère ne pas le savoir, mais Garnier a commencé à faire des aveux, après quoi il s’est fermé comme une huître, il ne veut parler qu’à moi, il dit que ce n’est pas négociable.
— Il a dit où se trouvait sa prochaine bombe ?
— Oui, c’est pour ça qu’on nous rappelle. Garnier dit qu’il l’a posée dans une école.
Deuxième jour
4 h 55
Assis, les bras croisés, le menton à l’horizontale… Pelletier, le commandant de l’Antiterrorisme, prend son dessaisissement comme un désaveu. À l’entrée de Camille, quand il se lève, on dirait qu’il monte sur la pointe des pieds pour le toiser d’encore plus haut. Il y a cinquante ans que Verhœven connaît ces stratagèmes, ça l’agace toujours, mais il en faut davantage pour l’impressionner, et il est trop fatigué pour se battre. Sans compter que la guerre des polices, à ses yeux, fait un peu cliché. Il fixe tout de même Pelletier dans les yeux. Par en dessous, forcément. L’Antiterrorisme, ce n’est pas un service, c’est une mission ; plus que des flics, nous sommes des experts ; là où l’AT n’a pas de résultat, personne n’en aura. Voilà quelques-uns des messages que hurle le regard de Pelletier.
Camille compatit sincèrement. Le nombre de fois où il a lui-même été dessaisi ou menacé de l’être…
Pas le temps de s’éterniser, il y a l’autre. C’est un homme important, on va lui mettre une majuscule, l’Autre. Si Pelletier montre de l’animosité, l’Autre, lui, exhale l’assurance de soi et le feutré des cabinets ministériels ; à 5 heures du matin, il est frais comme un gardon, d’une jeunesse décourageante, un poste de pouvoir à trente ans, tout ce que ça suppose de famille, de talent, de volonté, de travail, d’ambition et de chance, le genre de cocktail qui vous prend à la gorge, qui vous prive de réfléchir. Sa coiffure, son costume, ses chaussures, son maintien, sa montre, même sa manière de se racler la gorge, tout fait image, des pieds à la tête. Camille ferme les yeux et serre sa main sèche. Le commandant Pelletier, au moins, dans sa colère, dans sa frustration, ressemble à tout le monde…
Camille en est là de ses notations lorsque Louis entre à son tour dans le bureau.
Brusque changement de décor, on dirait que tout bascule d’un coup, la bombe de Jean Garnier a dû provoquer un effet du même genre. Pelletier n’a pas bougé d’un cil, mais l’Autre, en une fraction de seconde, blêmit, se tasse, se tasse ; s’il continue, il fera la même taille que Camille. Il balbutie trois mots en s’approchant de Louis, les deux hommes se donnent une brève accolade. Louis sourit calmement et le désigne à Camille.
— Nous avons préparé l’ENA ensemble, explique-t-il.
Camille apprendra tout à l’heure que Louis était major de sa promotion, tandis que l’Autre se traînait en queue de peloton ; on a beau réussir, ces complexes-là sont indélébiles. Louis penche légèrement la tête vers lui. C’est à toi, on t’écoute.
Bon, l’Antiterrorisme a fait de son mieux, bla-bla-bla (même pas un coup d’œil vers Pelletier, mort aux perdants), mais il faut être « réaliste », le ministre lui-même, bla-bla-bla, la stratégie, période délicate pour le gouvernement, bla-bla-bla… Camille en a vite marre, il n’attend même pas la fin.
— D’accord, murmure-t-il.
Puis, sans prévenir, il tourne les talons, quitte la pièce, emprunte un couloir, ouvre une porte… D’abord surpris, tout le monde se précipite à sa suite, mais on bute sur lui, et on reste figés sur le seuil de la salle parce que Jean Garnier n’est pas beau à voir.
Pas de doute, il a eu affaire aux spécialistes des interrogatoires.
Camille cherche un mot : éprouvé ? lessivé ? exténué ? abruti ? Tout ça à la fois, mais aussi esquinté ; les hématomes virent au violet, on ne voit que son visage, tuméfié, on pressent ce qu’il y a sous ses vêtements…
Camille observe Jean et, vraiment, quelque chose ne va pas.
Quoi ?
Impossible de mettre le doigt dessus.
C’est peut-être son léger sourire. On comprend : il a gagné, il voulait Verhœven, il a Verhœven, il a mis en échec les experts, mais ce sourire, quand même… Dans l’état où il est…
Camille claque la porte derrière lui, s’avance, pose ses deux mains à plat sur la table.
— On ne va pas tourner autour du pot, mon petit Jean, dit-il. Tu as une révélation à faire, c’est ce que tu as assuré pour que je revienne, je suis là, je t’écoute. Tu as sept secondes, une seconde par obus, après quoi, je quitte la pièce, je te repasse à mes collègues et je rentre me coucher. Un, deux, trois…