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Il explique. Si on apprend où se trouve la bombe, on manque de temps pour la neutraliser.

Silence.

— Mais il est encore possible d’évacuer, vous comprenez ? Faute de quoi la bombe va exploser avec des dizaines et des dizaines de gamins à l’intérieur…

Rosie hoche la tête, elle comprend.

— Il faut que nous sachions où est cette école, très vite !

On la sent au bord des larmes, elle résiste, prend sa respiration. Ils sont devant une porte fermée.

— C’est là ? demande-t-elle.

Camille ouvre. Dès qu’il aperçoit sa mère, Jean baisse la tête. Les flics qui le gardent se reculent. Camille saisit Rosie par le coude et la conduit jusqu’à la chaise où elle se laisse tomber. De l’autre côté de la vitre et derrière les écrans qui renvoient les images de la scène, trente personnes sont en apnée.

Rosie regarde fixement son fils. Lui, garde les yeux fixés au mur, juste au-dessus d’elle. Rosie allonge d’abord lentement les bras, ses mains glissent sur la table, à la recherche de celles de Jean, retenues par les menottes, deux petites bêtes blanches et inanimées qui avancent, rampent sur l’acier froid et s’arrêtent lorsque Rosie, littéralement aplatie, ne peut aller plus loin. Sa joue est collée à la table, les bras étendus devant elle, leurs mains à tous deux sont à quoi, vingt centimètres les unes des autres, c’est assez difficile à supporter, sans doute aussi à cause du silence et du temps qui passe.

Rosie pleure, on n’entend qu’elle.

Jean est toujours raide comme un cierge, d’une extrême pâleur, il n’a pas esquissé un mouvement, il ne regarde pas sa mère, on dirait un sujet lobotomisé, sauf qu’il tremble comme on voit chez certains chiens, on ne sait pas si c’est leur état normal ou une maladie. Chez Jean, ce frémissement de tout le corps est impressionnant comme une transe, Camille ne voit que deux larmes rondes, lourdes, qui glissent sur ses joues, seuls témoins d’une émotion intense qu’on sent terriblement solitaire.

Rosie allongée sur la table, Jean raide et droit, la scène pourrait durer des heures, des jours.

Camille a envie de regarder sa montre, mais il ne parvient pas à se défaire de l’impression qu’il se passe là quelque chose d’anormal.

Parce que le visage de Rosie n’est pas malheureux. Elle ferme les yeux, mais pas comme une femme éprouvée. Est-ce de revoir enfin Jean ? Est-ce de se retrouver inscrite avec lui dans cette histoire sans issue ? Camille scrute ce visage dans lequel, bizarrement, il croit pressentir l’enfant qu’elle a été autrefois.

Et soudain, il comprend.

Ce sourire n’est pas de chagrin, ni d’angoisse, ni même de soulagement, c’est un sourire de victoire.

D’ailleurs, Rosie soulève la tête, les bras toujours allongés, sans même tenter d’essuyer ses larmes, elle fixe son fils qui continue de regarder au-dessus d’elle et elle dit, doucement :

— Je savais que tu ne m’abandonnerais pas.

Sa voix est basse, très dense.

— Tu vas réussir, je le sais…

Dès qu’il comprend que cette confrontation tourne au piège, Camille se précipite. Rosie élève la voix :

— Je t’aime, tu sais !

Camille est déjà sur elle, il l’agrippe aux épaules, mais elle se tient à la table. Elle crie :

— Je n’ai que toi, Jean, ne me laisse pas !

Camille la tire de toutes ses forces, mais ce qui le glace, c’est le rire de Rosie Garnier, un rire de folle, délirant, surexcité.

— Je savais que tu viendrais me chercher, Jean ! Je le savais !

L’affolement est général.

Louis, le premier, a quitté la salle d’observation. Il ouvre à la volée la porte de la salle d’interrogatoire suivi de trois collègues, tous empoignent Rosie, mais elle se retient toujours à la table, elle hurle (« Jean ! Ne me laisse pas ! »), on l’arrache de la table, elle saisit les accoudoirs de sa chaise (« Ne m’abandonne pas ! »), impossible de l’emmener, des sanglots lui coupent le souffle (« Ils ne peuvent rien contre nous, mon Jean ! ») et, comme elle ne veut toujours pas lâcher la table, on la traîne sur le sol, vers la porte, elle s’accroche alors au chambranle, il faut lui écarter les doigts, un à un, tandis que ses hurlements redoublent, c’est un spectacle pitoyable.

Jean, lui, regarde toujours devant lui.

Il n’a pas esquissé un geste, impossible de savoir ce qu’il ressent.

7 heures

Farida est une femme sympathique, mais désordonnée, tout le monde l’aime bien, mais vraiment… Elle commence ici, elle continue là, elle laisse le travail en plan, on ne sait jamais où elle en est. Normalement, elle commence à 7 heures et pour ça, rien à dire, c’est une femme ponctuelle. Mais au lieu de se concentrer sur les classes comme on le lui a demandé cent fois, elle astique d’abord la cafetière, fait les poussières chez la directrice, lave le sol de la salle des institutrices, le couloir, ensuite elle fait les vitres, elle passe d’une tâche à l’autre dans une succession que personne ne comprend. Moyennant quoi, lorsque tout le monde arrive, elle s’affole, court dans tous les sens, mais elle est incorrigible, le lendemain est semblable à tous les autres jours. On l’a sermonnée des dizaines de fois, rien à faire, c’est une question de structure mentale, Farida est ainsi. Mme Garrivier, la directrice, est excédée. La semaine passée, elle l’a informée : elle a demandé son remplacement à la mairie. Pas rancunière, Farida a dit qu’elle comprenait qu’on la nomme au gymnase, ce qui ne lui plaît pas du tout, elle n’aime pas cette ambiance, l’odeur d’embrocation à l’eucalyptus, au camphre, les douches dallées… Elle ne le sait pas encore, mais de toute manière, et même si la directrice ne l’avait pas demandé, Farida aurait été déplacée au gymnase vu que dans quelques heures, il n’y aura plus de ménage à faire parce qu’il n’y aura plus d’école. Volatilisée. Quand on le sait, c’est même assez pathétique de voir Farida astiquer les petites tables, la petite fontaine où les gamins vont se laver les mains, les toilettes qu’on dirait faites pour les sept nains, quand on sait que tout cela va partir en fumée.

L’obus de 140 mm est placé à moins d’un mètre en dessous du couloir qui distribue les classes. C’est une cave dans laquelle personne ne descend jamais parce qu’on ne peut rien y entreposer, elle est basse, mais surtout elle est inondable, on a tout essayé, rien à faire, d’un bout de l’année à l’autre, on y trouve de dix à trente centimètres d’eau. Il y a une dizaine d’années, lorsque Jean préparait un CAP d’électricien, il a fait un stage dans une entreprise qui intervenait dans cette école, il est plusieurs fois descendu dans cette cave. Depuis cette date, l’entreprise a fait faillite et Jean, finalement, n’a pas passé son CAP, il a changé de filière au profit de l’électromécanique, mais il s’est souvenu de l’école. À cause de l’eau, il a dû monter son obus sur des parpaings et des madriers qui traînaient là depuis des lustres, qui baignaient dans la flotte. C’est d’ailleurs aussi bien, l’obus est quasiment au niveau du couloir, l’explosion ne rencontrera aucune résistance. Les enfants entrent dans l’école vers 8 h 15, Mme Garrivier tient beaucoup à la ponctualité. La bombe est programmée pour 9 heures.

7 h 15

On va devoir déclencher les grandes manœuvres, on ne voit pas ce qu’on pourrait faire d’autre. Dans le secret du bureau du président (entouré de trois ministres, d’un chef d’État-major, de hauts responsables de la Sécurité civile, de la police, etc.), on a évoqué, à mots couverts, quelques solutions épouvantables pour extorquer la vérité à Jean Garnier.