Les enfants ont quatre ans. En moyenne. Parce que Maxime, par exemple, a trois ans tandis que Sarah, elle, en a presque cinq.
L’école comprend six classes.
Cent trente-quatre élèves au total. Mais c’est celle de Mme Garrivier (vingt-deux élèves) qui est la plus concernée parce qu’elle est la plus proche de l’endroit où Jean a posé sa bombe. Ça ne veut pas dire que les autres ne seront pas touchés, bien sûr, mais les dégâts se feront d’abord ici.
On peut d’ailleurs le dire tout de suite, la classe va littéralement s’évaporer. Ce sera l’affaire d’une seconde ou deux. Le toit va être transpercé, comme si on avait tiré un boulet de canon à travers sans rencontrer de résistance parce que les murs porteurs auront été repoussés par la force du souffle ; comme un gros oiseau noir, un pan entier de la toiture va s’envoler, flotter un court instant au-dessus de la cour puis s’écraser sur le jardin potager.
L’incendie va se déclarer et tout l’établissement partir en fumée en moins d’une heure.
Jean a choisi de programmer sa bombe à 9 heures. Considéré de son point de vue, c’est un choix très judicieux, à cette heure-là, tous les enfants sont dans les classes, sauf ceux de Mme Garrivier, qui sont au potager.
8 h 30
Camille regarde Jean. Il hésite entre la rancune, l’emportement, la brutalité, mais c’est vain.
Le jeune homme est épuisé, on ne lui a pas laissé une seule minute de répit, et il ne dira rien, il résistera, Camille le sait, il a déjà résisté aux experts, il a fait l’essentiel. Même le psychologue de service en est réduit aux banalités d’usage. Camille a feuilleté rapidement le profil de Jean Garnier établi par l’expert qui l’a rencontré une heure et à qui Jean n’a pas accordé une seule syllabe, il en a été réduit à la lecture du dossier et aux maigres résultats des interrogatoires : personnalité anxieuse, introvertie, dotée d’un solide contrôle émotionnel… Nous voilà bien avancés, s’est dit Camille.
Face à sa mère, Jean était tendu comme un arc.
Face à Verhœven, il est relâché. Même son regard est plus calme… C’est assez dingue. On le place dans une atmosphère extrêmement éprouvante, n’importe qui aurait déjà rendu les armes, mais si on évalue son état en fonction des circonstances dans lesquelles il est plongé, celui-ci n’est pas si mauvais.
— Une chose m’étonne, dit Camille. Dans ton dossier, j’ai vu que tu avais fait du baby-sitting dans ta cité, autrefois. Des gens ont témoigné. Une vraie petite nurse… Très contents, les parents. Tous.
Jean lève un sourcil circonspect.
— Bah oui, reprend Camille. Tu n’as pas le profil d’un type qui pose des bombes dans les écoles maternelles.
Une ombre passe sur le visage de Jean.
— Tu es un assassin d’enfants, Jean ?
Jean avale sa salive.
— Vous verrez bien…
8 h 53
C’est une veillée d’armes de moins d’une heure. On ne reste d’ailleurs pas les bras ballants, les services s’activent furieusement, à la manière de ces équipes perdantes qui ne capitulent pas et s’acharnent jusqu’au coup de sifflet final. On continue de remonter dans la vie de Jean Garnier, mais surtout de chercher cette école où il aurait pu placer son obus. L’obstacle principal tient à ce que les municipalités ne préviennent pas le ban et l’arrière-ban chaque fois qu’elles entament des travaux dans des établissements qui relèvent de leur compétence. On ne dispose d’aucun fichier centralisé en cette matière, alors on fait avec les moyens du bord, on téléphone dans les grandes villes ; dans les autres, on tâche d’envoyer des mails, des fax qui doivent arriver dans l’indifférence totale, parce qu’il n’est pas possible de leur dire : répondez vite, il y a peut-être une bombe dans l’école maternelle d’à côté… Pour créer la panique et le scandale, rien de plus sûr. Or, pour les destinataires, répondre au ministère qu’on a fait des travaux il y a un mois, ou trois mois, on ne voit pas l’urgence que ça représente, alors on remet ça à la semaine prochaine.
Et l’heure tourne.
Dans les immenses salles des ministères, dans les bureaux donnant sur les jardins, sous les magnifiques dorures républicaines, chacun retient son souffle. On a travaillé à toutes sortes de scénarios, mais qu’on soit flic ou président, ministre ou directeur d’une administration centrale, à quelques minutes de l’échéance, imaginer une bombe faire exploser une centaine de mômes de quatre ans, ça vous ravage le cœur.
À l’heure prévue pour l’explosion, il règne, dans les bureaux, un silence inquiétant ; les soldats ressentent cette impression-là à l’instant de charger, l’envie d’en découdre enfin, d’en finir, quitte à mourir, mais neuf heures passent et rien, puis le quart, rien, Jean est toujours attaché à sa table.
Camille est déjà remonté à son bureau, il lit et relit fébrilement des pages entières du dossier, les notes de Louis, il griffonne sur tout ce qui passe à sa portée.
9 h 21
Les bureaux recommencent à bruisser, on n’ose pas se sentir soulagé, le temps continue de passer, Camille, lui, reste plongé dans le dossier. La demie sonne enfin, le cabinet du ministre a été informé, le préfet a rappelé deux fois, le juge fait les cent pas, comme un jeune père un jour d’accouchement. On se rend à l’évidence, soulagement, comme un jour d’armistice.
Jean, lui, transpire.
Ses yeux, naguère figés, font des allers-retours entre la table et la porte. Quelque chose est détraqué.
Camille lui rend visite et sourit.
— Alors, mon grand, cette fin du monde, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Les gouttes de transpiration coulent sur les paupières de Jean, qu’il tente d’essuyer nerveusement. Il dit seulement :
— Je ne comprends pas…
et semble désemparé, mais, pour Camille qui l’observe, il est difficile de qualifier ce qu’il aperçoit. Un curieux mélange de confusion et de distance.
Cette bombe n’a pas explosé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas d’autres, mais pour celle-là, c’est plié, tout le monde est du même avis.
Basin pense que c’est peut-être un obus hors service.
On est déjà à chercher l’obus suivant.
On reprend l’interrogatoire, le compte à rebours s’est réinitialisé, on a de nouveau vingt-quatre heures devant soi.
S’il y a une autre bombe.
Chantage ou danger majeur ? C’est la grande question.
— Et c’est aussi le piège, analyse Camille. On court après des bombes dont on sait qu’elles ont de fortes chances de ne pas exploser…
Il a raison. C’est paradoxal, mais le chantage de Jean est rendu encore plus efficace par cette incertitude : on hésite entre courir comme des fous après des bombes qu’on n’a pas une chance sur mille de trouver et ne rien faire, attendre et s’abandonner à l’angoisse que l’une d’elles explose, fasse des dizaines de morts sans qu’on ait levé le petit doigt.
Il y a deux camps.
Ceux qui pensent que Jean Garnier n’a posé qu’une seule bombe pour crédibiliser son bluff, mais qu’il n’y a plus rien à craindre.
Et ceux qui n’en savent rien, qui doutent, qui changent d’avis en fonction du moment, qui aimeraient acquérir une certitude, mais n’y arrivent pas.