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Entre les deux camps, ou plutôt, à côté, il y a Camille et Louis.

10 heures

Marcel, le gardien, ouvre les grilles du square Dupeyroux. Il regarde toujours sa montre à cet instant-là. Revanche invisible sur sa destinée de fonctionnaire municipal, il tire une satisfaction inavouée à ouvrir tous les jours avec une ou deux minutes de retard. La grille du jardin a été forcée et impossible d’obtenir que les services techniques se déplacent, Marcel rédige des bons de commande, des demandes de travaux, rien n’y fait. Alors, le soir, il se contente de tirer la grille, de la maintenir fermée avec un morceau de carton. Personne ne s’en est encore aperçu. Ce serait quand même mieux de la réparer, parce que si les dealers s’aperçoivent de ça et, la nuit venue, envahissent le jardin, les riverains vont se manifester et la municipalité va se remuer, je peux vous le dire.

Le temps que Marcel fasse son premier tour d’inspection, il y a déjà du monde sur les bancs.

Il jette un œil sur un fourré, depuis quelques semaines, il voit que quelqu’un se faufile, il y a une trouée, il est allé voir, rien, pas de seringue, c’est sa hantise, ça, les seringues, à cause des enfants. Il y a juste la trappe en fer qui donne accès au couloir technique. Avant, il allait inspecter une fois tous les deux ou trois mois, il a fait ça onze années de suite sans jamais rien trouver, alors il s’est lassé, sans compter l’arthrose, les douleurs dans le dos, c’est qu’il faut y descendre, dans ce truc, marcher plié, merci bien. De toute façon, des ouvriers de la ville s’y rendent trois ou quatre fois dans l’année, s’il y avait quelque chose à voir, ils le verraient.

Marcel se retourne brusquement. Il a « un œil dans le dos », c’est ce qu’il dit aux gamins pour qu’ils se méfient de lui. Dès que quelqu’un s’aventure sur une pelouse interdite, il ne le voit pas forcément, mais il le sent. Cette fois, c’est une fillette. Marcel dégaine son sifflet à une vitesse proprement incroyable, la gamine en est clouée sur place.

10 h 15

Camille, sans même s’en rendre compte, s’est placé hors du mouvement général.

Jean Garnier est repassé chez les interrogateurs, Camille n’en espère rien.

Il l’a dit à Louis :

— L’affaire Garnier, c’est d’abord l’affaire Rosie Garnier.

Louis a réfléchi une fraction de seconde, il a été d’accord.

Depuis les premières heures de la matinée, ils continuent d’éplucher tout ce qui arrive au sujet de Jean, comptes rendus d’interrogatoires, éléments de calendrier, etc., mais c’est dans le dossier de Rosie qu’ils passent le plus de temps, c’est elle la clé de toute l’affaire. Non qu’elle soit l’instigatrice de la stratégie de son fils (trop sophistiquée, elle en serait incapable), mais Camille ne parvient pas à la considérer seulement comme la meurtrière de la petite Carole. Rosie a toutes les apparences de l’assassin d’impulsion, qui agit sans penser. Ce soir-là, elle a pris sa voiture, folle de rage, sa colère a dû monter pendant les heures où elle a fait le guet et, lorsqu’elle a vu apparaître la môme sur son vélomoteur, son sang n’a fait qu’un tour, elle l’a fauchée et s’est enfuie, elle n’avait même pas imaginé de mettre sa voiture ailleurs que dans son propre box !

Voilà pour la version officielle.

Tout le dossier d’instruction exhale ce parfum d’acte manqué. Le juge débordé par la somme des affaires à instruire, les flics satisfaits de l’arrestation de Rosie Garnier, tout le monde s’arrête à cette explication, qui est d’ailleurs la ligne de défense de son avocat, Maître Depremont, une fille ravissante, du genre qui vous liquéfie dès qu’elle apparaît ; elle parle avec un léger accent étranger (allemand ? néerlandais ?). Camille regarde sa main, voit son alliance, elle a dû épouser un Français. Un visage parfaitement triangulaire, avec des pommettes hautes et un regard d’un vert qui n’existe nulle part ailleurs… Dès qu’elle se tourne vers vous, vous ne savez plus où vous en êtes. Camille l’a fait venir la nuit dernière. Il était 3 heures du matin, elle était déjà belle comme un astre. L’entretien n’a pas duré longtemps, elle n’avait rien à dire ; pour elle aussi, le meurtre commis par Rosie Garnier est un acte quasiment instinctif, elle va plaider l’irresponsabilité. Ce qui est certainement vrai. Mais peut-être insuffisant.

Bien, merci maître, a dit Camille, il n’a même pas posé de questions.

— Elle ne sait rien, a-t-il commenté pour Louis. Et si on veut en savoir davantage, elle va se retirer sous sa tente, secret professionnel et tout le bordel. Perte de temps, rien d’autre.

Louis passe son temps à lancer des requêtes, à imprimer des pages, par dizaines, que Camille parcourt, inlassablement.

Précédents logements : Rosie paie scrupuleusement ses loyers, présente ses attestations d’assurances, les états des lieux de ses appartements prouvent son souci de propreté, de netteté.

Relevés bancaires : Rosie gagne peu, mais parvient à épargner, peu, mais elle épargne.

Fichiers de la Sécurité sociale : Rosie dispose d’une belle santé, peu d’arrêts, pas de médicaments.

Dossiers administratifs : ses demandes répétées de logement social, Rosie n’en obtient jamais, mais ne se décourage pas, elle remplit de nouveau les imprimés.

Son dossier auprès de la Ville : elle ne sollicite jamais d’aide sociale, l’honneur un peu vain des gens modestes.

Dossier employeur : aucune promotion depuis son entrée dans l’administration, promise au bas de l’échelle jusqu’à la retraite, ne passe jamais de concours internes, aucune demande de mutation, caractère définitivement sédentaire. Sans ambition…

11 heures

Rosie, comme une adolescente prise en faute, baisse le regard en plissant les lèvres. On dirait qu’elle a simplement volé un T-shirt dans une grande surface et non encouragé son fils à faire exploser six bombes en plein Paris.

— Alors, dites-moi, Rosie, ce « père inconnu », ça a l’air de le chagriner pas mal, votre Johnny.

Elle pose sur Camille son regard de poule, fixe, vitreux. Elle ouvre la bouche.

— Ah non ! l’interrompt Camille en hurlant. Ne me servez pas vos salades à la con ! C’est peut-être suffisant pour Jean, mais ici vous êtes à la police, Rosie ! Et la police, elle veut la vérité ! D’accord ?

Camille a sous le coude la liste des objets trouvés dans la valise en carton qui se trouvait dans son armoire de chambre : magazines des années 1980, Podium, OK Magazine, Top 50, 45 tours de Peter et Sloane (« Besoin de rien, envie de toi »), de Marie Myriam (« L’oiseau et l’enfant ») et une collection vertigineuse de photos de Joe Dassin. Celle qui est dédicacée à Rosie a été collée sur un carton et encadrée avec des cœurs autocollants tout autour.

— Vous fatiguez pas, dit Camille. Moi, je vais vous dire : vous avez quinze ans et vous êtes enceinte…

Rosie commet alors le genre d’erreur qu’il ne faut pas faire avec un interrogateur comme Verhœven :

— Entre mon père et lui, dit-elle en adoptant un regard de femme blessée, ça n’allait pas du tout. Mon père s’est opposé au mariage. Lui, je veux dire le père de Jean, il a insisté, il voulait vraiment, il a même proposé qu’on parte ensemble, mais quitter mon père, vous voyez, c’était impossible. Il était seul depuis la mort de ma mère, et…

Camille soupire en souriant.

— Arrêtez vos conneries, Rosie, ne vous fatiguez pas.

Il est calme, les bras croisés, la tête légèrement penchée.

— Ça, c’est l’histoire pour Jean. Un joli drame sur mesure avec tout ce qu’il faut : un père rigide, une mère morte, un fiancé passionné et, au milieu de tout ça, l’enfant du péché. Une histoire de roman sentimental, vous n’avez pas dû chercher bien loin. Je vais vous dire la vérité, moi : le type avec qui vous avez couché, si ça se trouve, vous ne savez même pas de qui il s’agit.