Elle rougit aussitôt.
— Tiens, on va parier : vous avez toujours dit à Jean que son malheureux papa était parti pour l’Australie, je me trompe ?
12 h 30
Il s’appelle René René. Cons de parents. Son père était douanier, René dit toujours que c’est pour cette raison qu’il était aussi con. Aujourd’hui, il a près de soixante ans, il y a prescription, mais il reste un homme grincheux, rancunier, comme parfois les alcooliques amers, le genre à parler dans sa moustache.
D’ailleurs quand son collègue l’appelle (« René ! René, viens vite, bordel ! »), René se contente de marmonner : « Ça va, ça va, y a pas le feu. »
Il descend lentement les barreaux de fer. Il a « touché ses chaussures » la semaine passée, la paire que l’entreprise lui doit, c’est la loi, c’est obligatoire, René note scrupuleusement la date à laquelle on doit les lui remettre, au moindre jour de retard, il fait un foin terrible. Pareil pour le bleu de travail, obligatoire. Il note aussi cette date-là. Il dit qu’il n’est pas « du genre à se laisser emmerder ». Et justement, la paire de chaussures qu’on lui a remise lui fait un mal terrible, à se demander si on ne lui a pas donné une paire d’une demi-pointure inférieure. Ou alors ses pieds ont grossi, ça lui semble difficilement concevable. Il a tout essayé, de les bourrer toute la nuit avec du papier-journal mouillé, de les porter sans marcher, devant la télé, rien n’y fait, elles lui font un mal épouvantable.
Chaque barreau de fer est un calvaire et c’est comme ça toute la sainte journée. Vivement la retraite.
Rien de moins sûr qu’il verra la retraite, René René, parce qu’arrivé en bas de la chambre télécom, le voilà nez à nez avec son collègue qui fixe, terrorisé, un obus de 140 mm auquel est scotché un réveil numérique dont les chiffres bleus palpitent chaque seconde.
14 heures
On comprend tout de suite le projet de Garnier. L’obus a été placé dans une chambre télécom située au 144, boulevard de Mulhouse. En journée, c’est un boulevard passant, mais pas un axe majeur, vous faites sauter un obus de 140 mm, vous obtenez trois morts, un rendement faible par rapport à l’effort de guerre.
Le soir, en revanche, vers 20 heures par exemple, on trouve facilement sept ou huit personnes au mètre carré parce que le no 144 est un cinéma multisalles et que la plaque de fonte qui recouvre la chambre souterraine se situe exactement à l’endroit des files d’attente ; si vous comptez avec les dommages collatéraux (les immenses baies vitrées vont exploser et projeter des millions d’éclats de verre et des traverses en aluminium à une vitesse hallucinante jusqu’à quinze mètres de distance et dans toutes les directions), vous pouvez provoquer une bonne quinzaine de morts et, pour les blessés, sans exagérer, vous pouvez espérer la soixantaine.
En arrivant sur place, Basin comprend immédiatement que la bombe est sûrement programmée pour le soir ; il consulte sa montre, ne s’affole pas, prend les dispositions techniques, on ceinture le quartier, on évacue le périmètre sur une centaine de mètres ; comme toujours à Paris, l’encombrement, en quelques minutes, prend des proportions inouïes.
Puis la Sécurité civile se met à l’ouvrage. Des artistes.
Tout s’est bien passé : l’évacuation, le déploiement de police, le discours rassurant à la population, la presse tenue à distance respectable et même le communiqué mensonger de la préfecture qui, à défaut d’imaginatif (le coup de la conduite de gaz…), se révèle convaincant.
La palme de la réussite revient naturellement aux démineurs, Basin en tête. Il ne s’est pas trompé. L’obus était programmé pour 20 h 15, dans trois jours. Dans la logique de Garnier, c’était l’obus numéro 5.
— De toute façon, il n’aurait pas explosé, explique-t-il au téléphone à Camille. Le détonateur ne contenait plus de substance explosive et l’amorce elle-même était hors service.
Voilà pour la bonne nouvelle.
Reste la mauvaise. Depuis 9 h 30, depuis que la bombe dans l’école maternelle a joué les filles de l’air, on respirait en se disant que cette histoire de sept bombes, une par jour, était un bluff total.
On a maintenant la preuve du contraire.
Le premier obus a explosé rue Joseph-Merlin, le deuxième n’a pas explosé, le cinquième a été retrouvé à temps, il en reste quatre.
Le prochain sous vingt-quatre heures.
18 heures
Camille est allé dormir une heure ; une partie du réfectoire a été équipée de lits de camp, les agents épuisés viennent s’y écrouler avant de revenir dans leurs bureaux, les yeux bouffis de sommeil, les traits allongés par cette veille qui n’en finit pas. Camille s’est étendu, endormi aussitôt, mais il ne s’est pas reposé. Son cerveau a remué des tas d’informations issues des dossiers des Garnier mère et fils, des comptes rendus d’interrogatoire, des noms, des images, des bombes et aussi, qu’il croyait enfoui, le visage de ce petit garçon hébété avec son étui à clarinette vide, étendu dans la rue Joseph-Merlin.
De retour, il tape sur l’épaule de Louis, ils échangent leurs places.
Louis, à son tour, va s’allonger.
Pendant le sommeil du commandant Verhœven, il a aligné des dates, sur deux colonnes : à droite, Rosie ; à gauche, Jean. Ils cherchent des correspondances, mais de quelle nature ? Eux-mêmes ne le savent pas. Camille survole une page, la seconde ; Louis a fait un travail de fond, comme à l’accoutumée, il ne laisse rien passer et il travaille, sans en avoir l’air, à une vitesse surprenante.
Page trois. Page quatre. Page cinq.
Camille s’arrête, revient en arrière, pose le doigt sur une ligne.
Nous sommes en mai, il y a cinq ans. Rosie Garnier est malade.
Dans la colonne de gauche, on voit qu’à cette période Jean est en province, dans les Pyrénées-Atlantiques.
Camille est parfaitement réveillé d’un coup.
Il se lève, cherche, sur le rayonnage, un rapport, enfoui dans la pile de documents de Louis, mais il est incapable de le trouver.
— Vous cherchez quoi ?
Il se retourne. C’est Louis. Il ne dormait pas, il a préféré revenir travailler.
Sans l’ombre d’une hésitation, il exhume le rapport concernant Alberto Ferreira. C’est l’artisan chez qui travaillait Jean à cette époque-là. Ce type est mort depuis, on recherche la date : 24 mai. Louis consulte le Net, c’est un mardi.
Déjà, Camille a repris la déposition de Marie-Christine Hamrouche, la copine et collègue de Rosie. « […] Elle se plaignait tellement de son fils. […] Ils s’engueulaient sur tout […]. Quand il a parlé de partir, Rosie était resplendissante ! Comme si c’était elle qu’on avait demandée en mariage. »
Enfin, nous y voilà.
Extrait du procès-verbal :
M.-C. Hamrouche — C’était toujours la même histoire. Il partait, Rosie revivait et il revenait et rebelote pour les engueulades. C’était sans fin.
L’Agent — Jean Garnier a souvent quitté le domicile de sa mère ?
M.-C. Hamrouche — Non, pas « souvent ». Trois ou quatre fois. Je me souviens qu’il y a quatre ou cinq ans, il a été embauché par un artisan qui est allé s’installer dans le Sud, il avait proposé à Jean de venir avec lui. Parce que le gosse travaillait bien, vous savez. Enfin, quand il travaillait… Bref. Rosie était si heureuse qu’elle a aussitôt pris du congé. Ça l’a prise comme ça, d’un coup, l’effet du soulagement, en somme. Elle m’en a parlé le soir, pour le lendemain ! Elle qui ne partait jamais… Elle est allée passer une semaine chez sa tante, en Bretagne.