L’Agent — Et Jean Garnier est revenu quand ?
M.-C. Hamrouche — Tout de suite ! Bon, cette fois-là, c’est la faute à pas de chance, son patron s’est tué sur un chantier. Du coup, la délocalisation dans le Sud est tombée à l’eau, forcément.
[…]
Le reste est sans intérêt.
Camille et Louis se regardent.
Si les vérifications confirment leur intuition, ils tiennent un premier fil.
Il va falloir ensuite tout dérouler, ce qui va prendre du temps, mais c’est la toute première éclaircie dans un ciel sacrément orageux depuis deux jours…
20 heures
Recoupements, vérifications, demandes complémentaires, contrôles… Camille n’a pas voulu demander de l’aide. Louis n’était pas trop d’accord, il a plaidé sa cause, on perd un temps précieux, mais Camille a dit :
— Tant que je ne suis pas certain, on n’en parle pas… Je veux bien passer pour un emmerdeur, je ne veux pas passer pour un con.
Il y a du monde derrière la glace sans tain. Le juge, deux huiles de la police, un de la préfecture, l’Autre qui vient de rappliquer du ministère…
Et dans la salle d’interrogatoire, face à Jean Garnier, Camille et Louis. Devant le premier, rien, devant le second, un dossier de quelques pages qui a l’air inoffensif.
— Je ne sais pas pour toi, Jean, mais moi, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis des lustres ! En fait, tu n’es avec nous que depuis vingt-quatre heures, mais il s’est passé tellement de choses !…
Jean, libéré de ses menottes, se frotte lentement les poignets qui sont très abîmés. Il est assis depuis des heures et doit avoir une envie folle de se lever, de se détendre, mais il n’en montre rien. Il se contente de regarder la table, devant lui, de ne manifester aucune émotion. Il a les yeux rouges, son teint est gris cendré sous la barbe rendue presque bleue par la lumière. Peut-être que les promesses de déflagration qui tournent à l’eau de boudin lui en ont fichu un coup.
— On est un peu des intimes, non ? reprend Camille. Et pourtant… On croit qu’on connaît les gens et puis en fait, pas du tout ! Tiens, au hasard, prenons ta mère.
Jean marque le coup. Depuis qu’il s’est constitué prisonnier, on lui pose des questions sur lui, ce qu’il a fait, où il est allé, il résiste à tout, tant bien que mal, mais maintenant qu’il s’agit de sa mère, un voile d’inquiétude passe devant ses yeux.
— Rosie, on lui donnerait le bon Dieu sans confession, et pourtant…
Camille regarde rapidement autour de lui, comme pour vérifier qu’il n’est pas entendu, puis il fait mine de se pencher vers Jean pour lui faire une confidence.
— À mon avis, c’est pas la première fois qu’elle fait des siennes… Chtttt…
À la réaction de Jean, Camille comprend instantanément que son intuition ne l’a pas trompé.
Louis vient de glisser vers lui le dossier que Camille ouvre.
— Alberto Ferreira. Ça ne te dit rien ? Mais si, voyons, il t’a embauché il y a trois ans. Comme électricien. Ah, ça remonte ? Bon… Vous aviez l’air de drôlement bien vous entendre tous les deux. Il t’embauche en janvier et en avril, il te verse déjà des primes. Bon, pas énormes, mais de la part d’un employeur, ce sont des gestes qui comptent. Il est satisfait de ton travail. Remarque, pour le peu que je sais de toi au plan technique, tu m’as l’air soigneux, comme garçon. Appliqué. Scrupuleux, même ! Évidemment, tu es dépendant du fait que les obus que tu as choisis sont encore en état de marche, mais si on en juge par l’organisation, pas de doute, tu es organisé. On en était où ? Ah oui ! Alberto Ferreira. Oh, dis donc, mon Jeannot, en voilà un qui n’a pas eu de chance. Même pas quarante ans et déjà mort. Ce que c’est que la vie, hein ? Et c’est d’autant plus dommage qu’il avait des projets magnifiques : le Sud-Ouest, le soleil et la mer ! Il rachète une société près de Biarritz qui installe des climatiseurs, il décide de partir en septembre et il est tellement content de toi, qu’il t’emmène avec lui ! À Biarritz ! Dis-moi, Johnny, t’as trouvé ça comment, toi, Biarritz ? Je veux dire, c’est propre ? On se loge facilement ? Parce que je vois là (il tapote de l’index sur une feuille de son dossier) que tu pars là-bas en éclaireur. Tu devais être sacrément content parce que tu as fait tes valises en moins de deux. Rosie est bien gentille, mais elle te pompait un peu l’oxygène, avoue ?
Jean avale sa salive. Il ne peut empêcher son regard de chercher un repère qu’il ne trouve pas.
— Donc te voilà sur place qui commence à travailler en attendant l’arrivée de ton patron qui doit rappliquer un mois plus tard avec armes et bagages et patatras, huit jours avant de quitter Paris, v’là t’y pas que le Ferreira, qui travaille le soir sur son dernier chantier en banlieue parisienne, fait un pas de trop et bascule bêtement du septième étage. Adieu Biarritz et les climatiseurs. Et retour de l’enfant prodigue à la maison. Parce que tu reviens illico chez maman. Jusqu’ici, j’ai tout bon, John ? Bien… Alors, moi, imagine-toi que cette histoire, elle m’a touché. Si, si, je t’assure, l’entrepreneur entreprenant, le travailleur travaillant, c’est beau comme l’Antique ! Donc, je m’y suis intéressé. Et alors, c’est drôle, dès qu’on fouille… C’est fascinant, le hasard… Tiens, par exemple, au moment où Alberto se défenestre accidentellement, Rosie est en congé. Oui, je suis d’accord, on ne voit pas tout de suite la relation, mais attends, tu vas comprendre : juste après ton départ pour Biarritz, le lendemain exactement, Rosie quitte son boulot. À sa meilleure copine, elle raconte qu’elle part chez sa tante en Bretagne, sauf que Rosie n’a jamais eu de tante, ni en Bretagne ni ailleurs. Elle doit être bien pressée de s’absenter parce que, comme elle n’a plus le temps de poser des congés auprès de son employeur, elle prétexte la maladie. Mais comme elle a autre chose à faire qu’à aller voir un médecin, elle ne produit pas de certificat. Elle disparaît quatre jours comme si elle se foutait complètement des conséquences. D’ailleurs, ça ne rate pas : à son retour, elle reçoit un avertissement et on lui retient quatre jours sur son salaire. Le troisième jour est justement celui de la mort d’Alberto… Après, le temps de remonter à Paris, de faire un brin de toilette… Bon, tu n’as pas l’air convaincu. Je vais te montrer…
Camille cherche dans son dossier, saisit une feuille, la retourne vers Jean afin que celui-ci puisse la lire, mais Jean n’y est pas prêt, il garde la tête basse, on dirait un animal têtu qui refuse d’avancer.
— C’est le procès-verbal établi à la mort d’Alberto. Personne n’y comprend rien, à cette histoire. Il est 21 heures ! Il y a belle lurette que le chantier est vide, ne reste que Ferreira qui continue de travailler, qui passe des câbles avant qu’on coule les chapes au sol. Il met les bouchées doubles parce qu’il en a marre, il veut terminer ce dernier travail et partir pour Biarritz, on le comprend. Alberto est un homme expérimenté, pas le genre à s’approcher de la partie de la dalle qui donne dans le vide, et à basculer par-dessus le parapet en bois qui sert de protection. Et pourtant, le voilà qui tombe à la renverse cul par-dessus tête et qui va s’écraser trente mètres plus bas ! À n’y rien comprendre. C’est ce que dit le rapport. Il y a un sérieux doute. Mais bon… Personne sur place, pas d’indices sur le corps, pas d’ennemi connu, pas d’héritage… Qu’est-ce que tu veux, nous, la police, nous, la justice, on conclut à l’accident. Dû à la fatigue, au surmenage. C’est normal. Quand on fouille un peu dans le mobile d’Alberto, on trouve quatre fois le numéro de Rosie. À l’époque, les enquêteurs n’y ont pas vu malice, ils ont interrogé ta maman, elle leur a dit qu’elle voulait avoir des nouvelles de son fils et que, comme Alberto ne répondait jamais, elle a rappelé plusieurs fois. Elle aurait voulu savoir où il était, prendre contact ou rendez-vous avec lui, elle ne s’y serait pas prise autrement. Son appel est le dernier que Ferreira a reçu, c’est marrant, non ?