6
Tout le monde alentour aimait le vieux Khodovits. Il travaillait comme gardien et signaleur à six kilomètres de la ville, en amont de la rivière. Ce jour-là, de même que la veille et l’avant-veille, il se leva aux premiers jaunissements de l’aube et, ses cannes à pêche sur son épaule voûtée, il descendit la pente sablonneuse pour aller sur la berge. Les signaux – des panneaux blanc et rouge sur un mât en forme de L renversé – étaient en place. Ayant accroché ses vers, Khodovits jeta ses hameçons dans l’eau encore endormie du matin. Un alevin flirta un peu avec la mort, taquinant le bouchon, puis regagna les profondeurs. Il restait vingt-trois minutes avant le passage du vapeur venant de la ville. Khodovits se pencha au-dessus de ses cannes pour vérifier les vers. La première allait bien. La seconde – aussi. La troisième – nom d’un chien ! – s’était coincée dans la vase et tendait sa ligne comme une corde. Le vieux tira plus fort : une chose grise, ronde et bombée se mit à filer droit sur lui. Dix secondes plus tard, Khodovits, hochant la tête avec étonnement, examinait le chapeau gris imbibé d’eau qu’il venait de décrocher de son hameçon. Un miracle.
7
Le dimanche, le gardien avait l’habitude d’aller boire deux, trois gorgées de bière au Kneipe le plus proche. Deux, trois gorgées, c’est une façon de parler, bien entendu. Sur l’écume de bière éclataient les bulles futiles de l’écume des souvenirs, les tintements amicaux retentissaient, verre contre verre, la fumée des pipes tentait de s’élever – indemne – aux cieux, et les joues du garçon – de virer au rouge andrinople pour s’assortir à son tablier.
Cette fois-là, « le vieux Khodovits » reçut un accueil particulièrement triomphant. Une dizaine de chopes se levèrent pour saluer avec respect le nouvel arrivé. Le triomphe avait été orchestré par le triomphateur lui-même : le feutre gris que lui avait offert la rivière et qu’il avait soigneusement fait sécher et repassé, ce chapeau de ville qu’il avait, non sans appréhension, enveloppé dans un foulard et porté à deux mains, se pavanait maintenant sur les cheveux gris du vieil homme, avec son ruban graphite étincelant, sa coiffe élégamment bombée et son cordon de soie gris.
Ce jour-là, la bière glougloutait avec une facilité particulière dans les entonnoirs des gorges. Le feutre s’était enfoncé sur les tempes et écoutait attentivement les toasts et le tintement des chopes. Le vieux buvait, répondait aux plaisanteries et aux félicitations et, à chaque gorgée, devenait de plus en plus maussade et incompréhensible à lui-même.
Il faut dire qu’Àquoibon, trempé et transi de froid dans le chapeau où il avait eu le temps de bondir pour fuir le cerveau du noyé, comme on saute dans le canot de sauvetage d’un navire qui fait naufrage, recherchait la chaleur du sang humain et la douceur de l’abri crânien. S’étant faufilé – à la première pression de la tête contre le chapeau – dans le cerveau inerte et scléreux du vieillard, il avait aussitôt entrepris d’en disposer à sa façon.
Plus mort que vif, évoquant un village qui vient d’être dévasté par la peste, le cerveau du vieil homme n’était peuplé que de rares pensées-invalides et pensées-retraitées. Elles recevaient leur maigre pension en approbations, accolades amicales, « ça, c’est sûr, mon vieux », « vas-y, raconte encore », mais se déplaçaient en s’appuyant sur des béquilles logiques, clopin-clopant. Quand Àquoibon fit irruption, les invalides neuronaux allèrent tous se cacher dans leurs trous, et le cerveau fut livré à son plein pouvoir.
Le vieil homme repoussa son verre d’un air maussade et, sourd à toutes les persuasions, abandonna la joyeuse compagnie. Il traversa la nuit et les bourrasques de vent chaud pour rentrer chez lui, enfonçant sur son front son chapeau d’une étroitesse désagréable et marmonnant : « À quoi bon ? »
Le vapeur du matin qui venait de la ville ne trouva pas l’habituel signal lumineux. Le gardien pendait à une corde accrochée au plafond de sa maisonnette. Sous ses pieds cambrés par le spasme de la mort gisait un tabouret renversé.
8
Manko Khodovits avait dix-huit ans moins six jours. Et ces six jours lui manquaient plus que tout. Il avait une fiancée, et ne pouvait l’épouser avant d’avoir exactement dix-huit ans.
Manko ne lisait que par syllabes. Mais il y en avait peu dans un télégramme expédié d’une grande ville (Manko n’allait jamais dans les villes), et il saisit leur sens qui était simple : son oncle, gardien de rivière près d’une ville dont il avait vaguement entendu parler par sa défunte mère, était mort. Lui, Manko, était convoqué en ville pour recevoir un héritage certes petit, mais grand par la surprise qu’il constituait. Manko fit le calcul dans son cerveau pas très alerte : l’argent permettrait de construire une isba, d’acheter une vache et, peut-être, un cheval. Toutes choses qui allaient faire considérablement augmenter sa cote aux yeux des parents de sa fiancée. Manko partit pour la ville avec le train du soir.
Tout allait pour le mieux. Manko reçut l’argent qu’il dissimula aussitôt sous sa chemise, dans un petit sac sur sa poitrine, vendit au voisin quelques ustensiles provenant de la maisonnette de fonction de l’oncle défunt. Tout était en ordre. Le train partait une demi-heure plus tard. Et c’est seulement au moment où il sortait que Manko, jetant un dernier regard, remarqua dans un coin, sur une patère de bois, un feutre grisaillant dans la grisaille du crépuscule. Il le décrocha et sortit, en serrant bien la porte contre le mur.
Tout d’abord – avant la ville – il tint le feutre gris à la main. Mais deux, trois passants l’arrêtant d’un « Tu le vends ? » lui firent considérer sous un nouveau jour cette portion d’héritage. Il enleva sa casquette raidie par la crasse, la fourra dans sa poche et enfila par-dessus les ressorts de ses cheveux noirs le chapeau chic. Il ne valait pas moins que les autres ! Manko allait à la gare en sifflotant gaiement, le nez en l’air. Mais à chacun de ses pas, Àquoibon faisait un pas dans sa tête, et une chape de plomb s’abattait sur les méandres de son cerveau. Ses pensées s’étiraient ainsi qu’un village étire l’alignement de ses isbas le long d’une seule rue – et toutes vers un unique objet : sa fiancée. Mais à cet instant, il avait beau regarder en lui-même, il ne parvenait pas à distinguer son image. Entre elle et lui se dressait Àquoibon, les traits tordus en d’horribles grimaces. Manko prit un billet, entra machinalement dans un wagon aux sièges de bois et s’assit.
À côté de son coude, quelqu’un s’agitait, défaisant les sangles de sa malle, quelqu’un d’autre tirait d’une longue flûte de brefs sons nasillards et saccadés. La femme assise en face de Manko, après avoir hoché un visage qui respirait la bonté, dit : « Voilà un sacré galurin ! » et un vieillard qui farfouillait d’un pouce osseux dans sa barbe jaunâtre bavota : « Je dirais plutôt, voilà un sacré godelureau ! » Manko ne remarqua pas que le train avait mis ses essieux en mouvement. Un serpent était en train de lui sucer le cœur et d’aspirer sa vie. Manko tourna son visage inondé de sueur vers la fenêtre : derrière la vitre, des arbres lui couraient après, agitant vers lui leurs branches de bois ; un nuage gris sale vint coller son bandeau sur ses yeux. La tristesse devint insupportable, comme une boule de nausée montant à la gorge. Manko se leva et gagna rapidement le tambour. Sous les roues grondait un pont. Derrière le défilé des poutres de fer – l’air libre, et au-delà, l’à-pic du remblai. Manko se penchait, debout sur la plus haute marche, et il lâcha la rampe de la main gauche. À quoi bon ?