— Je suis presque sûr que c’est impossible, répondit-il. Je doute qu’un homme puisse se mouvoir dans cette poussière. En outre il serait complètement aveugle et ignorerait s’il va vers le haut ou vers le bas. En outre, comment refermerait-on la porte extérieure derrière lui ? Une fois que la poussière aurait envahi la valve, il n’y aurait aucun moyen de l’évacuer. On ne pourrait certainement pas la rejeter au dehors.
Il aurait pu en dire davantage encore, mais il préféra ne pas insister.
Il était possible qu’ils finissent par en être réduits à de tels expédients si vers la fin de la semaine il n’y avait encore aucun signe qu’ils puissent être secourus. Mais c’était là un cauchemar que pour le moment il valait mieux rejeter à l’arrière-plan de son esprit, sinon on risquerait de voir son courage sapé.
— S’il n’y a pas d’autres questions, dit Hansteen, je suggère que nous nous présentions les uns aux autres. Que cela nous plaise ou non, il nous faudra vivre ensemble et nous y habituer. Le mieux est donc que nous sachions qui nous sommes. Je vais faire le tour de la cabine, et je pense que chacun de vous voudra bien m’indiquer son nom, sa profession, son lieu de résidence. A vous d’abord, monsieur.
— Robert Bryan, ingénieur civil, retraité. Kingston, Jamaïque.
— Irving Schuster, avocat à Chicago. Et ma femme, Myra.
— Nihal Jayawardene, professeur de zoologie, Université de Ceylan, Paradeniya.
Tandis que le Commodore continuait, Pat Harris, une fois de plus, se sentit heureux et reconnaissant de l’aide qu’un bon hasard lui avait apportée dans cette situation désespérée.
Par tempérament et par expérience, le Commodore Hansteen était un meneur d’hommes. Déjà il commençait à faire de ce groupe de gens réunis par hasard un tout cohérent, de créer cet esprit de corps qui transforme une foule en une équipe.
Il avait appris ces choses pendant que sa flottille – la première à s’être aventurée au-delà de l’orbite de Neptune, à presque trois milliards de kilomètres du soleil – avait vécu de semaine en semaine dans les immensités vides entre les planètes. Pat Harris, qui était plus jeune de trente ans et qui ne s’était jamais éloigné du système Terre-Lune, n’éprouvait aucune rancœur du fait que le commandement avait tacitement changé de mains. Le Commodore était d’ailleurs très aimable de dire que c’était toujours lui le maître à bord. Mais Hansteen savait mieux que lui comment s’y prendre.
— Duncan McKenzie, physicien, observatoire du mont Stromlo, Canberra.
— Pierre Blanchard, agent comptable, Clavius City, Lune.
— Phyllis Morley, journaliste, Londres.
— Karl Johansen, ingénieur atomiste, Base Tsiokovski, Lune.
Tels étaient ces gens : une collection de compétences. Car ceux qui visitaient la Lune sortaient généralement de l’ordinaire, ne fût-ce que sous le rapport de l’argent.
Mais toute l’habileté professionnelle, toute l’expérience réunies en cet instant dans le Séléné ne servaient à rien, pensa Harris, pour les tirer de la situation dans laquelle ils se trouvaient.
Toutefois, cela n’était pas tout à fait vrai, ainsi que le Commodore Hansteen allait bientôt le prouver.
Il savait, aussi bien que quiconque, qu’il leur faudrait lutter contre l’ennui tout autant que contre la peur. Ils en étaient réduits à leurs propres ressources. A une époque de communications et de divertissements universels, ils avaient soudain été coupés de tout le reste de la race humaine. La radio, la télévision, les feuilles d’information par « téléfax », le cinéma, le téléphone – toutes ces choses étaient aussi éloignées d’eux qu’elles l’avaient été de l’homme des cavernes.
Ils étaient comme une ancienne tribu réunie autour d’un feu de camp, dans un pays sauvage où il n’y avait pas d’autres hommes.
Même pendant son expédition sur Pluton, pensait le Commodore Hansteen, ses compagnons et lui n’avaient jamais éprouvé un pareil sentiment de solitude. Ils avaient une intéressante bibliothèque et toute une collection de divertissements en conserves. Ils pouvaient correspondre avec les planètes intérieures tout autant qu’ils le voulaient.
Sur le Séléné, il n’y avait même pas un jeu de cartes.
Mais c’était une idée !
— Miss Morley, en votre qualité de journaliste, je pense que vous avez un bloc-notes.
— Euh… oui, Commodore.
— Est-ce qu’il y reste encore cinquante-deux feuilles ?
— Je crois que oui.
— Alors je vais vous demander de bien vouloir nous le sacrifier. Il faudra couper les pages et dessiner dessus des cartes à jouer. Il n’est pas nécessaire que ce soit très artistique, pourvu que l’on comprenne ce qui est représenté et qu’on ne le voie pas au dos.
— Et comment fera-t-on, demanda quelqu’un, pour battre des cartes en papier ?
— Voilà un bon problème pour notre Comité des Loisirs. Quelqu’un pense-t-il avoir des dispositions pour le résoudre ? Et avez-vous aussi d’autres idées ?
— J’ai joué sur une scène, dit Myra Schuster d’une voix plutôt hésitante.
Son mari n’eut pas l’air satisfait de cette révélation, mais elle réjouit le Commodore.
— Excellent, dit-il. Bien que nous manquions de place, j’espérais que nous pourrions faire un peu de théâtre.
Mrs Schuster prit alors une mine aussi déconfite que son mari.
— Oh ! Il y a bien longtemps de cela, dit-elle. Et je… je n’ai jamais beaucoup parlé sur la scène.
Il y eut quelques petits rires et le Commodore lui-même eut du mal à garder son sérieux. Mrs Schuster avait dépassé la cinquantaine. Elle avait dépassé aussi les cent kilos, et il était difficile de l’imaginer sous les traits d’une « chorus girl » – ce qu’elle avait dû être autrefois.
— Ça ne fait rien, dit-il. C’est l’esprit qui compte. Qui veut aider Mrs. Schuster ?
— J’ai fait un peu de théâtre d’amateur, déclara le professeur Jayawardene. Surtout du Brecht et de l’Ibsen, il est vrai.
Cet « il est vrai » indiquait que le professeur était bien d’accord pour penser qu’en la circonstance on aurait apprécié quelque chose de plus léger – par exemple une de ces comédies décadentes mais amusantes qui étaient à la mode vers 1980 et qui avaient envahi les ondes après la suppression de la censure en télévision.
Il n’y eut pas d’autres volontaires. Le Commodore fit asseoir Mrs Schuster et le professeur Jayawardene l’un à côté de l’autre. Il leur demanda de constituer à eux deux le Comité des Loisirs et de préparer un programme. Il semblait peu probable qu’un couple aussi mal assorti pût élaborer quelque chose d’intéressant, mais on ne savait jamais. L’essentiel était de ne pas laisser les gens inactifs. Chacun devait inventer quelque chose ou coopérer avec les autres.
— Laissons cela pour le moment, fit Hansteen. Si vous avez quelques idées brillantes, communiquez-les au Comité. En attendant, je propose que vous allongiez vos jambes et que vous fassiez plus ample connaissance. Chacun de vous a fait connaître sa profession et sa résidence. Beaucoup d’entre vous ont certainement des intérêts communs. Ou des amis communs. Cela vous fera beaucoup de sujets de conversation.
Il pensa aussi, mais sans le dire : « Et vous aurez beaucoup de temps pour bavarder… »
Quelques instants plus tard, il s’entretenait avec Pat dans la petite cabine de pilotage quand ils furent rejoints par le docteur McKenzie, le physicien australien. Ce dernier semblait soucieux – et même plus soucieux que la situation ne le méritait.
— Il y a quelque chose que je voudrais vous dire, Commodore, fit-il sur un ton qui impliquait l’urgence. Si je ne me trompe pas, ces sept journées de réserve d’oxygène ne signifient absolument rien. Car il y a un danger beaucoup plus sérieux.