Chapitre VII
A Clavius City, l’Administrateur en Chef Olsen et le directeur du Comité Touristique Davis achevaient de discuter avec le Service Juridique.
Ce n’avait pas été une réunion très gaie. Le gros de la conversation avait porté sur les formules de désistement de responsabilité que les touristes disparus avaient signées avant de s’embarquer sur le Séléné.
Davis avait été hostile à cette méthode lorsque les excursions avaient commencé. Il avait affirmé que cela effraierait les clients. Mais les conseillers juridiques avaient insisté sur ce point, et maintenant il était très heureux qu’ils aient eu finalement gain de cause.
Il était également satisfait de voir que les autorités de Port Roris avaient fait leur travail convenablement, car les questions de ce genre étaient parfois considérées comme secondaires et on négligeait les formalités nécessaires. Or la liste des signatures données par les passagers du Séléné était complète – à une exception près sur laquelle les juristes continuaient à discuter.
Le Commodore, voyageant incognito, avait été en effet enregistré sous le nom de R.S. Hanston, et il semblait bien que c’était de ce nom-là qu’il avait signé. La signature, toutefois, était si illisible que cela aurait pu tout aussi bien être Hansteen.
Tant qu’un fac-similé n’aurait pas été transmis à la Terre par radio, il n’était pas possible de se prononcer. Cela, au reste, n’avait peut-être pas beaucoup d’importance. Comme le Commodore voyageait en quelque sorte avec une mission officielle de l’administration, celle-ci serait obligée d’accepter une certaine responsabilité en ce qui le concernait. Pour les autres passagers, elle n’était responsable que moralement, sinon légalement.
Mais avant tout, un effort s’imposait pour retrouver les disparus et pour leur faire des funérailles décentes. On s’était déchargé de ce petit problème sur l’Ingénieur en Chef Lawrence, qui était encore à Port Roris.
Ce dernier n’avait jamais rien entrepris avec moins d’enthousiasme. Tant qu’il y avait eu un espoir de retrouver vivants les passagers du Séléné, il aurait remué le Ciel et la Terre – et la Lune pour les sauver. Mais maintenant qu’ils étaient certainement morts, il n’était pas enchanté à l’idée de risquer des vies humaines pour les repérer et pour les déterrer. Personnellement il n’aurait pas songé à un meilleur endroit pour être inhumé que parmi ces montagnes éternelles.
Que les passagers fussent morts, l’Ingénieur en Chef Robert Lawrence n’en avait plus le moindre doute : tous les faits concordaient trop bien pour le prouver. Le séisme s’était produit juste au moment où le Séléné devait se trouver dans le Lac du Cratère. Et la gorge qui y donnait accès était maintenant presque obstruée par les avalanches. Même la moindre de celles-ci aurait écrasé le bateau comme un jouet de carton. Ceux qui étaient à bord avaient dû périr ou immédiatement ou en quelques secondes lorsque l’air de la cabine avait fait irruption au-dehors.
Si, par on ne sait quelle chance sur un million, ils avaient échappé à l’écrasement, leur radio aurait continué à fonctionner et leurs appels auraient été enregistrés. Le solide petit appareil automatique lançant un signal sur la bande « mooncrash » avait été conçu pour résister à des chocs même assez violents. Il fallait donc, pour qu’il ne fonctionnât plus, qu’il y ait eu un choc très violent.
Le premier problème serait de retrouver le lieu du sinistre. Cela pourrait être assez facile, même si le bateau était enfoui sous un million de tonnes de pierraille. Il existait des instruments de prospection et toute une gamme de détecteurs de métaux qui pourraient remplir cet office.
Si la coque était brisée, l’air aurait surgi au-dehors, dans le vide quasi total qui entourait la Lune, et même maintenant, après des heures, des traces d’oxygène et d’oxyde de carbone pourraient être repérées par un des détecteurs de gaz utilisés pour la recherche des fuites par les astronefs.
Dès que les « glisseurs » reviendraient à la Base pour se ravitailler il les ferait pourvoir de détecteurs de fuites et les enverrait « renifler » autour des avalanches rocheuses.
Non, retrouver le lieu du sinistre ne serait pas trop compliqué. Ce qui le serait davantage, ce serait de sortir le bateau.
Peut-être même une telle tâche était-elle impossible, à moins d’y consacrer des sommes folles. Lawrence n’aurait pas voulu garantir qu’on s’en tirerait à moins de cent millions de dollars. (Et il imaginait la tête que ferait le directeur du Comité Touristique s’il mentionnait une pareille somme.)
Pour commencer, ce serait presque une impossibilité matérielle d’amener sur place l’équipement lourd qui serait nécessaire – un équipement capable de déblayer des milliers de tonnes. Les légers petits « glisseurs » seraient inutilisables pour un travail de ce genre. Pour déplacer les rochers, il faudrait amener à travers la Mer de la Soif des sortes de bulldozers spéciaux et des cargaisons complètes de gélignite pour se tailler à coups d’explosions un chemin à travers les montagnes…
Tout cela lui semblait absurde. Il comprenait fort bien le point de vue de l’administration, mais il préférerait se laisser damner plutôt que d’engager le personnel de ses services dans un pareil travail de Sisyphe !
Avec autant de tact que possible – car l’Administrateur en Chef n’était pas de ces hommes qui acceptent aisément qu’on leur réponde « non » – il se mit à rédiger son rapport. Et ce rapport, résumé, revenait à ceci :
— Cette besogne est presque absolument impossible.
— A supposer qu’on puisse la réaliser, cela coûterait des millions et il pourrait y avoir de nouvelles pertes en vies humaines.
— Il est donc inutile de l’entreprendre.
Présenté sous une forme aussi abrupte, le rapport aurait certainement paru déplaisant aux intéressés. Lawrence le délaya dans trois mille mots.
Quand il eut fini de dicter, il fit une pause pour effectuer une révision de ses idées, puis, ne voyant rien d’autre à ajouter, il dit :
— Exemplaires pour l’Administrateur en Chef, pour l’Ingénieur en Chef de l’autre face de la Lune, pour le Superviseur du Contrôle du Trafic, pour le Directeur du Comité Touristique, pour les Archives Centrales. A classer comme confidentiel.
Il appuya sur le bouton du transcripteur…
Moins de vingt secondes plus tard, son rapport de douze pages, impeccablement dactylographié et ponctué, avec quelques petites fautes de grammaire corrigées, sortit du «téléfax ».
Il le relut rapidement, pour le cas où la secrétaire électronique aurait commis des erreurs, ce qui arrivait parfois, notamment aux heures de pointe, quand « elle » devait prendre sous la dictée des textes provenant simultanément d’une douzaine de sources différentes. En tout cas aucune machine « saine d’esprit » ne pouvait s’accommoder de toutes les bizarreries d’une langue comme l’anglais. C’est pourquoi les utilisateurs se montraient sages en relisant leur copie avant de l’expédier. Certains d’entre eux, faute de le faire, étaient parfois les victimes d’incidents comiques.
Lawrence avait presque achevé ce travail lorsque la sonnerie du téléphone retentit.
— Lagrange II sur la ligne, lui dit l’opérateur. C’est un certain docteur Lawson qui désire vous parler.
Lawson ? Qui diable était-ce ? C’est la question que se posa l’Ingénieur en Chef. Puis il se souvint. Il s’agissait de l’astronome qui avait fait des recherches au télescope. Quelqu’un certainement lui avait dit que c’était maintenant inutile…