Il était difficile de conclure, et cela le rendait furieux. Car ce n’était pas là tout à fait la sorte de preuve dont un savant a besoin, surtout s’il a le désir de la communiquer.
S’il ne disait rien, personne ne saurait jamais ce qu’il pensait avoir découvert – mais toute sa vie il serait hanté par des doutes. En revanche, s’il s’engageait, il allait peut-être susciter de faux espoirs, devenir la risée de tout le système solaire, ou être accusé d’avoir essayé de se faire une publicité personnelle.
Mais il ne pouvait pas rester dans cette situation. Il fallait qu’il choisisse.
Après beaucoup d’hésitations, et en sachant qu’ensuite il ne pourrait pas revenir en arrière, il prit le téléphone de l’observatoire.
— Ici Lawson, dit-il. Passez-moi le Central Lunaire. En priorité.
CHAPITRE VIII
A bord du Séléné, le petit déjeuner, adapté aux circonstances, fut assez peu apprécié.
Plusieurs passagers se plaignirent. Ils estimaient que des biscuits, de la viande «comprimée », un soupçon de miel et un verre d’eau tiède ne constituaient pas un honnête breakfast.
Mais le Commodore s’était montré inflexible.
— Nous ne savons pas combien de temps cela durera, dit-il, et je crains bien que nous ne puissions pas avoir des repas chauds. Nous n’avons aucun moyen de les préparer, et la chaleur, au surplus, est déjà assez élevée dans la cabine. Franchement, cela ne fera de mal à personne d’absorber un peu moins de calories pendant quelques jours.
Il avait lâché ces paroles sans songer à Mrs Schuster, et il espéra qu’elle ne les considérerait pas comme un affront personnel.
Cette dame, qui s’était mise à l’aise comme tout le monde pour dormir, ressemblait maintenant à un hippopotame débonnaire, répandu sur un fauteuil et demi.
— Au dehors, reprit Hansteen, le soleil vient juste de se lever. Ceux qui nous cherchent sont certainement en plein travail et ce n’est maintenant qu’une question d’heures pour qu’ils nous retrouvent. Quelqu’un a proposé qu’on fasse de petits paris sur le temps qu’il faudra. Miss Morlay, qui en tiendra la comptabilité, est prête à enregistrer vos mises.
Il se tourna ensuite vers le professeur Jayawardene.
— Et maintenant, professeur, où en sommes-nous pour notre programme de la journée ? Peut-être allez-vous nous faire connaître ce que le Comité des Loisirs a décidé…
Le professeur était un petit homme à tête d’oiseau dont les aimables yeux noirs semblaient trop grands pour lui. Il était visible qu’il avait pris très au sérieux la tâche de distraire les passagers. Il tenait dans sa main délicate une impressionnante liasse de notes, qu’il avait prises à cet effet.
— Comme vous le savez, dit-il, ma spécialité est le théâtre, mais je ne crois pas que cela nous serve à grand-chose. Il serait agréable d’avoir une lecture de pièce, et j’ai pensé à écrire quelques scènes. Malheureusement nous n’avons pas assez de papier pour que la chose soit possible. Il nous a donc fallu penser à d’autres thèmes de distraction.
« Nous n’avons pas à bord beaucoup de lecture, et elle est, en partie, trop spécialisée. Mais nous avons deux romans : une édition universitaire d’un western classique, Shane, et ce nouveau roman historique qui est intitulé l’Orange et la Pomme. Je suggère que nous formions un groupe de lecteurs afin de les faire entendre aux passagers. Quelqu’un a-t-il une objection à formuler ? Ou une meilleure idée à proposer ?
— Nous pourrions jouer au poker, dit une voix ferme au fond de la cabine.
— Mais vous ne pouvez pas jouer constamment au poker ! protesta le professeur, montrant ainsi une certaine ignorance d’un monde non académique.
Le Commodore vint à son secours.
— La lecture n’empêche pas nécessairement le poker, dit-il. Mais je suggère aux joueurs de prendre de temps à autre une petite récréation. Sans cela les cartes ne dureront pas longtemps.
— Eh bien, par quel livre allons-nous commencer ? Et y a-t-il des volontaires pour cette lecture ? Je serais très heureux de la faire moi-même. Mais la chose demande un peu de variété.
— Permettez une objection, dit Miss Morley. J’estime que ce serait gaspiller son temps que de lire L’Orange et la Pomme. Ce livre est très ordinaire. Il est même, par endroits… presque pornographique.
— Comment le savez-vous ? demanda David Barrett, cet Anglais qui avait fait des compliments sur le thé.
La réponse fut une sorte de reniflement dédaigneux.
Le professeur Jayawardene semblait très malheureux. Il se tourna vers le Commodore comme pour lui demander son aide. Mais Hansteen regardait d’un autre côté. Si les passagers devaient s’en remettre à lui pour tous les problèmes, cela risquait de devenir dangereux ! Il fallait que chacun, autant que possible, apprenne à, se conduire tout seul.
— Très bien, dit le professeur. Afin d’éviter toute discussion, nous commencerons donc par Shane.
Mais il y eut plusieurs protestations :
— Nous voulons entendre L’Orange et la Pomme !
Le professeur resta ferme.
— C’est un livre très long, dit-il, et je ne pense pas que nous puissions avoir le temps de le terminer avant que nous ne soyons secourus.
Il toussota pour s’éclaircir la voix, fit du regard le tour de la cabine pour voir s’il y avait d’autres objections et il se mit à lire sur un ton extrêmement agréable, bien qu’un peu monotone :
« Introduction… Le rôle des westerns à l’époque de l’espace, par Karl Adams, professeur d’anglais… »
Les joueurs de poker semblaient hésitants. L’un d’eux examinait avec nervosité les chiffons de papiers qui leur servaient de cartes. Les autres passagers s’étaient assis. Les uns semblaient vaguement ennuyés ; d’autres attendaient la suite avec curiosité.
Miss Wilkins était retournée dans la cuisine, pour y vérifier les provisions.
La voix mélodieuse continuait :
« Un des phénomènes littéraires les plus inattendus de notre temps a été la renaissance, après un demi-siècle de quasi oubli, du genre de romans connu sous le nom de «westerns ». Ces récits – qui tous se situaient dans un décor à la fois limité dans le temps et dans l’espace : les États-Unis d’Amérique entre 1865 et 1900 – furent pendant une longue période une des formes de fiction les plus populaires que le monde ait connues. Des millions de ces ouvrages furent écrits, presque tous publiés dans des magazines ou des livres à bon marché, mais un petit nombre seulement d’entre eux ont survécu, à la fois en raison de leurs qualités littéraires et de leur caractère de documents sur une époque, – bien que nous ne devions pas oublier que les écrivains qui évoquaient celle-ci étaient nés beaucoup plus tard.
«Avec les débuts, en 1870, de la navigation dans le système solaire, le décor même des westerns américains sembla si ridiculement limité que le public cessa de s’y intéresser. Mais c’était, au fond, aussi illogique qu’il l’eût été, par exemple, de dédaigner Hamlet sous prétexte que les événements qui y étaient rapportés ne pouvaient pas avoir de signification universelle parce qu’ils se déroulaient dans un sombre petit château danois…
« Au cours de ces dernières années, toutefois, « une réaction s’est produite. Je suis informé d’une façon sûre que les histoires de westerns figurent de nouveau parmi les plus demandées dans les bibliothèques des grands astronefs de transport qui circulent entre les planètes. Essayons de voir si nous pouvons découvrir les raisons de cet apparent paradoxe, et le lien qu’il peut y avoir entre les vieux espaces des westerns et les nouveaux espaces de la navigation interplanétaire.