« Peut-être comprendrons-nous mieux tout cela en faisant abstraction de nos conquêtes scientifiques modernes et en nous imaginant revenus dans ce monde incroyablement primitif de 1870. Imaginez une vaste plaine ouverte, s’étendant comme à l’infini jusqu’à ce qu’elle rencontre une ligne de montagnes brumeuses. A travers cette plaine, avec une affligeante lenteur, rampe un convoi de véhicules rustiques. Autour d’eux on voit des hommes à cheval, portant des pistolets et des fusils – car on est en territoire indien.
« Il faudra plus de temps à ces voitures pour atteindre ces montagnes qu’il n’en faut à un astronef pour accomplir le voyage de la Terre à la Lune. Ces immenses prairies, pour les hommes qui les affrontaient alors, étaient relativement aussi vastes que l’est pour nous aujourd’hui le système solaire. Voilà donc un des points communs que nous trouvons avec les westerns. Il y en a d’autres, encore plus fondamentaux. Pour les comprendre, nous devons considérer le rôle du sentiment épique dans la littérature… »
Le Commodore, qui écoutait, eut l’impression que tout allait très bien.
D’ici une heure, le professeur Jayawardene en aurait terminé avec l’introduction et serait entré dans le vif du récit. Mais il faudrait interrompre celui-ci – et passer à autre chose – au moment où les auditeurs seraient le plus accrochés, afin qu’ils aient le désir d’y revenir un peu plus tard.
Tout compte fait, cette seconde journée sous la couche de poussière n’avait pas trop mal commencé. Tout le monde semblait de bonne humeur.
Mais combien de journées auraient-ils à passer encore ainsi ?
La réponse à cette question dépendait de deux hommes. Et ces deux hommes, bien qu’ils fussent séparés l’un de l’autre par cinquante mille kilométres, avaient éprouvé une antipathie mutuelle dès l’instant où ils étaient entrés en communication téléphonique à travers l’espace.
Tandis qu’il écoutait le docteur Lawson rendre compte de ses découvertes, l’Ingénieur en Chef était en proie à des sentiments contradictoires.
L’astronome avait une façon déplaisante de s’adresser à lui – d’autant plus déplaisante qu’il n’était qu’un jeune homme parlant à un haut fonctionnaire chevronné et deux fois plus âgé que lui.
« Il me parle, pensait Lawrence – tout d’abord plus amusé qu’en colère – comme si j’étais un enfant arriéré à qui il faut expliquer les choses avec les mots les plus simples. »
Quand Lawson eut fini, l’Ingénieur en Chef resta silencieux quelques instants.
Il examinait les deux photos qui étaient arrivées par le « téléfax » tandis qu’ils parlaient. La première, celle qui avait été prise un peu avant le lever du soleil, était certainement intéressante, bien qu’elle ne fût pas, à son avis, suffisamment démonstrative et probante. Quant à la seconde, prise après l’aube, elle ne montrait absolument rien du tout sur la reproduction qu’il en avait reçue.
Il était possible qu’il y eût quelque chose sur l’épreuve originale, mais Lawrence se sentait peu disposé à prendre à la lettre tout ce que lui affirmait ce déplaisant jeune homme.
— C’est très intéressant, Docteur Lawson, dit-il finalement. Il est tout à fait dommage que vous n’ayez pas continué vos observations après avoir pris la première photo, car nous aurions peut-être pu avoir quelque chose de plus concluant.
Tom réagit instantanément à cette critique, bien qu’elle fût – ou peut-être même précisément parce qu’elle l’était – des plus fondées.
Il répliqua d’une voix sèche :
— Si vous pensez que quelqu’un aurait pu faire mieux…
— Oh ! Je ne dis pas cela, fit Lawrence, soucieux de ne pas envenimer la discussion. Mais où cela peut-il nous mener ? Le point que vous indiquez est assurément très petit, mais sa position est incertaine, au moins à un demi-kilomètre près. Il n’y a rien de visible à la surface, même à la lumière du jour. Existe-t-il un moyen de déterminer ce point plus exactement ?
— Il y a une méthode très simple et qui tombe sous le sens. Faites usage de la même technique que moi au niveau du sol. Parcourez la zone en question avec un détecteur à infrarouge. Il vous permettra de localiser un point plus chaud que les autres, même si la différence de température n’est que d’une infime fraction de degré par rapport à celle de la surface environnante.
— C’est une bonne idée, dit Lawrence. Je vais voir ce que nous pouvons faire dans ce sens. Je vous rappellerai si j’ai besoin d’informations complémentaires. Je vous remercie beaucoup, Docteur.
Il raccrocha et se passa la main sur le front. Au bout de quelques secondes, il rappela le satellite.
— Lagrange II ? Ici l’Ingénieur en Chef, Lune, côté Terre. Passez-moi le directeur, je vous prie.
L’instant d’après, il poursuivait :
— Le Professeur Kotelnikov ? Ici Lawrence. Oui, ça va bien, merci. Je viens de parler avec un de vos collaborateurs, le docteur Lawson. Non, il n’y a rien qui cloche, si ce n’est qu’il a failli me faire perdre mon sang-froid. Il s’est livré à des observations pour nous, au sujet du bateau disparu dans la Mer de la Soif, et il croit qu’il l’a retrouvé. Ce que je voudrais savoir, c’est… s’il est réellement compétent ?
Pendant les cinq minutes qui suivirent, l’Ingénieur en Chef apprit des tas de choses sur le jeune docteur Lawson. En fait il en apprit beaucoup plus qu’il n’aurait dû en savoir, même sur un circuit confidentiel.
Quand le professeur Kotelnikov fit une pause pour reprendre son souffle, Lawrence lui dit sur un ton de compassion :
— Je comprends pourquoi vous vous accommodez de lui… Le pauvre gosse ! Je pensais que les orphelinats de ce genre avaient disparu depuis Dickens et avec le vingtième siècle. C’est une bonne chose que celui-là ait été incendié. Pensez-vous que c’est lui qui y a mis le feu ? Non, ne me répondez pas… Vous m’avez dit que c’est un observateur de première classe, et c’est tout ce que je désirais savoir. Mille fois merci… Et à un de ces jours.
Pendant la demi-heure qui suivit, Lawrence donna une douzaine de coups de téléphone en divers points de la Lune et recueillit ainsi un certain nombre d’informations intéressantes. Maintenant, il fallait qu’il passe aux actes…
A l’observatoire Platon, le Père Ferraro pensait que l’hypothèse de Lawson était parfaitement plausible. En fait, il avait déjà suspecté que l’épicentre du séisme était sous la Mer de la Soif plutôt que dans les Montagnes Inaccessibles, mais il ne pouvait pas le prouver, car cette mer de poussière avait le don d’atténuer toutes les vibrations.
Lawrence avait appris aussi qu’un relevé complet des profondeurs de la Mer de la Soif n’avait jamais été fait : se livrer à des sondages multipliés aurait été fastidieux et aurait pris beaucoup trop de temps.
Le Père Ferraro avait fait lui-même quelques sondages avec des tubes télescopiques et avait toujours atteint le fond, à moins de quarante mètres. Il estimait que la profondeur moyenne était supérieure à dix mètres et qu’elle devait être moindre près des bords. Il ne possédait pas de détecteur à infrarouge, mais les astronomes qui se trouvaient sur l’autre face de la Lune pourraient peut-être lui en procurer un.
A l’observatoire Dostoïevsky on avait répondu à Lawrence :
— Mille regrets… Nous n’avons pas de détecteur à infrarouge. Notre travail se fait dans l’ultraviolet. Voyez l’observatoire Verne.
La réponse de ce dernier n’avait pas été plus satisfaisante :