Elle le regarda avec un air d’incrédulité, et soudain elle rougit, tandis que ses yeux s’embuaient de larmes.
— Excusez-moi, dit Pat, brusquement confus. Je n’avais pas l’intention de… Tout cela a exigé pour nous deux une grosse tension d’esprit, et vous avez été merveilleuse. Je ne sais pas ce que nous aurions pu faire sans vous, Sue…
Elle s’essuyait le nez avec son mouchoir. Elle lui fit un rapide sourire et lui dit :
— Oh ! Je vous comprends. Mais tout va très bien.
Ils restèrent un instant silencieux et elle ajouta :
— Croyez-vous réellement que nous nous tirerons de là ?
Il eut un geste d’impuissance.
— Qui pourrait le dire ? En tout cas, pour les passagers, il faut que nous gardions un air confiant.
Et nous pouvons être bien certains que toute la Lune s’occupe de nous. Je ne puis pas croire que nous restions longtemps encore dans cette situation.
— Mais même s’ils nous trouvent… Comment feront-ils pour nous sortir de là ?
Les regards de Pat se posèrent sur la porte extérieure.
Il aurait pu la toucher sans bouger d’où il était. En fait, s’il avait manœuvré le verrou de sûreté, il aurait pu l’ouvrir – car elle s’ouvrait sur l’intérieur. De l’autre côté de cette paroi il y avait on ne savait combien de tonnes de poussière qui seraient entrées, comme l’eau entre dans un bateau qui sombre.
A combien de mètres au-dessus d’eux se trouvait la surface ? C’était là une question qui l’avait préoccupé depuis le début, mais il n’avait aucun moyen d’y répondre.
Il ne pouvait pas répondre davantage à la question posée par Sue. Il était difficile d’imaginer ce qui se passerait lorsqu’ils auraient été repérés. Mais si on les retrouvait, alors, sûrement, on les sauverait. L’espèce humaine, lorsqu’elle aurait découvert qu’ils étaient encore vivants, ne pourrait pas les laisser mourir…
Mais c’était là une pensée sentimentale, et non pas une pensée logique.
Des centaines de fois dans le passé, des hommes et des femmes avaient été pris dans quelque piège comme ils l’étaient maintenant, et toutes les ressources de grandes nations n’avaient pas suffi pour les sauver.
Il pensait aux mineurs enterrés dans des galeries, aux équipages des sous-marins qui avaient sombré – et, avant tout, aux astronautes dont les vaisseaux se plaçaient sur de folles orbites et qu’il était totalement impossible de secourir. Très souvent, les gens qui s’étaient trouvés dans ces situations dramatiques avaient pu garder un contact avec le reste du monde, parler à leurs amis, à leurs parents, jusqu’à la fin.
C’est ce qui était arrivé deux ans plus tôt, quand le propulseur principal du Cassiopée s’était enrayé et que toute l’énergie disponible n’avait servi qu’à pousser l’astronef de plus en plus loin du soleil. Ce vaisseau continuait encore sa route vers Canope, sur une orbite dont on connaissait avec précision les caractéristiques. Les astronomes avaient même pu calculer ce que seraient ses positions successives – à quelques milliers de kilomètres près – pendant près d’un million d’années. Mais on se demandait si cela avait pu être une grande consolation pour l’équipage, qui maintenant était dans une tombe plus durable encore que celle des pharaons.
Pat détourna son esprit de ces rêveries singulièrement vaines. Il leur restait encore des chances. Et prévoir un désastre risquait de le provoquer.
— Dépêchons-nous de terminer cet inventaire, dit-il. Je voudrais savoir ce que Nell Gwynn et Sir Isaac ont pu faire.
Les pensées de cette sorte étaient plus agréables, surtout si vous vous trouviez – comme c’était le cas pour Pat – tout près d’une fille attrayante et assez peu vêtue.
Dans une situation comme celle-ci, pensait le jeune capitaine, les femmes ont un grand avantage sur les hommes. Susan était toujours charmante, bien qu’avec cette chaleur tropicale elle ait dû quitter son uniforme. Tandis que lui – et c’était aussi le cas de tous les autres hommes dans le bateau – se sentait assez mal à l’aise dans sa tenue légère et avec sa barbe de trois jours. Mais il n’y avait aucun remède à cela.
Sue, toutefois, ne parut pas se soucier beaucoup de cette barbe dure lorsque (Pat ayant renoncé à feindre de travailler et s’étant approché tout près d’elle) elle en sentit le piquant sur sa propre joue. Elle n’affecta pas non plus de l’enthousiasme. Elle resta simplement où elle était, près d’une caisse à demi vide, comme si elle s’était attendue à ce qui se produisait et n’en était pas le moins du monde surprise.
C’était une réaction déconcertante, et Pat, après quelques secondes, se retira en disant :
— J’imagine que vous devez me prendre pour un loup sans scrupule qui essaie de tirer avantage de la situation.
— Pas particulièrement, répondit-elle.
Elle eut un rire plein de lassitude et ajouta :
— Je suis heureuse de constater que je ne me suis pas laissé aller. Aucune femme ne prête beaucoup d’attention à un homme qui commence à lui faire des avances. C’est quand il ne s’arrête pas en route que cela devient embêtant.
— Désirez-vous que je m’arrête ?
— Nous n’éprouvons pas d’amour l’un pour l’autre, Pat. Pour moi, c’est assez important, même dans la situation où nous sommes.
— Est-ce que vous trouveriez cela encore important si vous saviez que nous ne nous tirerons pas d’affaire ?
Elle réfléchit et sur son front se formèrent de petites rides.
— Je ne sais pas, fit-elle. Mais vous avez dit vous-même qu’il nous fallait supposer qu’on nous retrouverait et qu’on nous sauverait… Si cela ne devait pas être, alors tout deviendrait bien égal…
— Excusez-moi, dit Pat. Je ne vous désire pas dans ces conditions-là… Je vous aime bien trop pour cela…
— Je suis heureuse de vous l’entendre dire. Vous savez que j’ai toujours été contente de travailler avec vous… Il y a des tas d’autres emplois pour lesquels j’aurais pu aisément me faire désigner…
— Il est dommage pour vous, répondit Pat, que vous ne l’ayez pas fait.
La brève bouffée de désir qui l’avait envahi, et qui avait été provoquée par la solitude, la légèreté de leurs vêtements et une tension d’esprit purement émotionnelle, s’était déjà évaporée.
— Vous redevenez pessimiste, dit Sue. Voyez-vous… C’est là ce qu’il y a de plus grave en vous. Vous laissez les choses vous abattre. Vous ne faites rien pour vous imposer… N’importe qui peut vous évincer…
Pat la regarda, avec plus de surprise que d’irritation.
— Je ne pensais pas, dit-il, que vous m’aviez étudié aussi minutieusement.
— Oh ! Je n’ai rien fait de semblable. Mais quand on s’intéresse à une personne, et qu’on travaille avec elle, on ne peut pas s’empêcher d’apprendre beaucoup de choses sur elle.
— Je ne crois tout de même pas que quelqu’un m’ait évincé.
— Non ? Qui dirige le bateau, maintenant ?
— Si vous voulez parler du Commodore, c’est différent. Il était mille fois plus qualifié que moi pour prendre les affaires en main. Et il s’est montré parfaitement correct. Il n’a jamais cessé de me demander mon accord.
— Il s’en soucie peu, maintenant. En tout cas, ce n’est pas là la question. N’êtes-vous pas heureux qu’il ait pris les choses en main ?
Pat réfléchit un instant. Puis il regarda Sue avec un respect maussade.
— Peut-être avez-vous raison. Je n’ai jamais eu le souci de jeter mon poids dans la balance, ou d’affirmer mon autorité, si tant est que j’en aie. Je pense que c’est pour cela que je suis conducteur d’une sorte d’autobus lunaire au lieu d’être capitaine d’un astronef. Il est un peu tard maintenant pour y changer quelque chose.