S’il s’était rencontré quelque force déterminante qui ne fût ni Dieu ni la Matière ; en voyant Dieu tenu de fabriquer la machine des mondes, il serait aussi ridicule de l’appeler Dieu que de nommer citoyen de Rome l’esclave envoyé pour tourner une meule.
D’ailleurs, il se présente une difficulté tout aussi peu soluble pour cette raison suprême, qu’elle l’est pour Dieu. Reporter le problème plus haut, n’est-ce pas agir comme les Indiens, qui placent le monde sur une tortue, la tortue sur un éléphant, et qui ne peuvent dire sur quoi reposent les pieds de leur éléphant ? Cette volonté suprême, jaillie du combat de la Matière et de Dieu, ce Dieu, plus que Dieu, peut-il être demeuré pendant une éternité sans vouloir ce qu’il a voulu, en admettant que l’Éternité puisse se scinder en deux temps ? N’importe où soit Dieu, s’il n’a pas connu sa pensée postérieure, son intelligence intuitive ne périt-elle point ? Qui donc aurait raison entre ces deux Éternités ? sera-ce l’Éternité incréée ou l’Éternité créée ? S’il a voulu de tout temps le monde tel qu’il est, cette nouvelle nécessité, d’ailleurs en harmonie avec l’idée d’une souveraine intelligence, implique la co-éternité de la matière. Que la Matière soit co-
éternelle par une volonté divine nécessairement semblable à elle-même en tout temps, ou que la Matière soit co-éternelle par elle-même, la puissance de Dieu devant être absolue, périt avec son Libre-Arbitre ; il trouverait toujours en lui une raison déterminante qui l’aurait dominé. Est-ce être Dieu que de ne pas plus pouvoir se séparer de sa création dans une postérieure que dans une antérieure éternité ? Cette face du problème est donc insoluble dans sa cause ? Examinons-la dans ses effets. Si Dieu, forcé d’avoir créé le monde de toute éternité, semble inexplicable, il l’est tout autant dans sa perpétuelle cohésion avec son œuvre. Dieu, contraint de vivre éternellement uni à sa création, est tout aussi ravalé que dans sa première condition d’ouvrier. Concevez-vous un Dieu qui ne peut pas plus être indépendant que dépendant de son œuvre ? Peut-il la détruire sans se récuser lui-même ? Examinez, choisissez ! Qu’il la détruise un jour, qu’il ne la détruise jamais, l’un ou l’autre terme est fatal aux attributs sans lesquels il ne saurait exister. Le monde est-il un essai, une forme périssable dont la destruction aura lieu ?
Dieu ne serait-il pas inconséquent et impuissant ? Inconséquent : ne devait-il pas voir le résultat avant l’expérience, et pourquoi tarde-t-il à briser ce qu’il brisera ? Impuissant : devait-il créer un monde imparfait ? Si la création imparfaite dément les facultés que l’homme attribue à Dieu, retournons alors à la question ! supposons la création parfaite.
L’idée est en harmonie avec celle d’un Dieu souverainement intelligent qui n’a dû se tromper en rien ; mais alors pourquoi la dégradation ? pourquoi la régénération ? Puis le monde parfait est nécessairement indestructible, ses formes ne doivent point périr ; le monde n’avance ni ne recule jamais, il roule dans une éternelle circonférence d’où il ne sortira point ? Dieu sera donc dépendant de son œuvre ; elle lui est donc co-éternelle, ce qui fait revenir l’une des propositions qui attaquent le plus Dieu. Imparfait, le monde admet une marche, un progrès ; mais parfait, il est stationnaire. S’il est impossible d’admettre un Dieu progressif, ne sachant pas de toute éternité le résultat de sa création ; Dieu stationnaire existe-t-il ? n’est-ce pas le triomphe de la Matière ? n’est-ce pas la plus grande de toutes les négations ? Dans la première hypothèse, Dieu périt par faiblesse ; dans la seconde, il périt par la puissance de son inertie. Ainsi, dans la conception comme dans l’exécution des mondes, pour tout esprit de bonne foi, supposer la Matière contemporaine de Dieu, c’est vouloir nier Dieu. Forcées de choisir pour gouverner les nations entre les deux faces de ce problème, des générations entières de grands penseurs ont opté pour celle-ci. De là le dogme des deux principes du Magisme qui de l’Asie a passé en Europe sous la forme de Satan combattant le Père éternel. Mais cette formule religieuse et les innombrables divinisations qui en dérivent ne sont-elles pas des crimes de lèse-majesté divine ? De quel autre nom appeler la croyance qui donne à Dieu pour rival une personnification du mal se débattant éternellement sous les efforts de son omnipotente intelligence sans aucun triomphe possible ? Votre statique dit que deux Forces ainsi placées s’annulent réciproquement.
Vous vous retournez vers la deuxième face du problème ? Dieu préexistait seul, unique.
Ne reproduisons pas les argumentations précédentes qui reviennent dans toute leur force relativement à la scission de l’Éternité en deux temps, le temps incréé, le temps créé. Laissons également les questions soulevées par la marche ou l’immobilité des mondes, contentons-nous des difficultés inhérentes à ce second thème. Si Dieu préexistait seul, le monde est émané de lui, la Matière fut alors tirée de son essence.
Donc, plus de Matière ! toutes les formes sont des voiles sous lesquels se cache l’Esprit Divin. Mais alors le Monde est Éternel, mais alors le Monde est Dieu ! Cette proposition n’est-elle pas encore plus fatale que la précédente aux attributs donnés à Dieu par la raison humaine ? Sortie du sein de Dieu, toujours unie à lui, l’état actuel de la Matière est-il explicable ? Comment croire que le Tout-Puissant, souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, ait engendré des choses qui lui sont dissemblables, qu’il ne soit pas en tout et partout semblable à lui-même ? Se trouvait-il donc en lui des parties mauvaises desquelles il se serait un jour débarrassé ? conjecture moins offensante ou ridicule que terrible, en ce qu’elle ramène en lui ces deux principes que la thèse précédente prouve être inadmissibles. Dieu doit être UN, il ne peut se scinder sans renoncer à la plus importante de ses conditions. Il est donc impossible d’admettre une fraction de Dieu qui ne soit pas Dieu ? Cette hypothèse parut tellement criminelle à l’Église romaine, qu’elle a fait un article de foi de l’omniprésence dans les moindres parcelles de l’Eucharistie. Comment alors supposer une intelligence omnipotente qui ne triomphe pas ? Comment l’adjoindre, sans un triomphe immédiat, à la Nature ? Et cette Nature cherche, combine, refait, meurt et renaît ; elle s’agite encore plus quand elle crée que quand tout est en fusion ; elle souffre, gémit, ignore, dégénère, fait le mal, se trompe, s’abolit, disparaît, recommence ? Comment justifier la méconnaissance presque générale du principe divin ? Pourquoi la mort ? pourquoi le génie du mal, ce roi de la terre, a-t-il été enfanté par un Dieu souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, qui n’a rien dû produire que de conforme à lui-même ? Mais si, de cette conséquence implacable qui nous conduit tout d’abord à l’absurde, nous passons aux détails, quelle fin pouvons-nous assigner au monde ? Si tout est Dieu, tout est réciproquement effet et cause ; ou plutôt il n’existe ni cause ni effet : tout est UN comme Dieu, et vous n’apercevez ni point de départ ni point d’arrivée. La fin réelle serait-elle une rotation de la matière qui va se subtilisant ? En quelque sens qu’il se fasse, ne serait-ce pas un jeu d’enfant que le mécanisme de cette matière sortie de Dieu, retournant à Dieu ? Pourquoi se ferait-il grossier ? Sous quelle forme Dieu est-il le plus Dieu ? Qui a raison, de la Matière ou de l’Esprit, quand aucun des deux modes ne saurait avoir tort ? Qui peut reconnaître Dieu dans cette éternelle Industrie par laquelle il se partagerait lui-même en deux Natures, dont l’une ne sait rien, dont l’autre sait tout ? Concevez-vous Dieu s’amusant de lui-même sous forme d’homme ? riant de ses propres efforts, mourant vendredi pour renaître dimanche, et continuant cette plaisanterie dans les siècles des siècles en en sachant de toute éternité la fin ? ne se disant rien à lui Créature, de ce qu’il fait, lui Créateur. Le Dieu de la précédente hypothèse, ce Dieu si nul par la puissance de son inertie, semble plus possible, s’il fallait choisir dans l’impossible, que ce Dieu si stupidement rieur qui se fusille lui-même quand deux portions de l’humanité sont en présence, les armes à la main. Quelque comique que soit cette suprême expression de la seconde face du problème, elle fut adoptée par la moitié du genre humain chez les nations qui se sont créé de riantes mythologies. Ces amoureuses nations étaient conséquentes : chez elles, tout était Dieu, même la Peur et ses lâchetés, même le Crime et ses bacchanales. En acceptant le panthéisme, la religion de quelques grands génies humains, qui sait de quel côté se trouve alors la raison ? Est-elle chez le sauvage, libre dans le désert, vêtu dans sa nudité, sublime et toujours juste dans ses actes quels qu’ils soient, écoutant le soleil, causant avec la mer ? Est-elle chez l’homme civilisé qui ne doit ses plus grandes jouissances qu’à des mensonges, qui tord et presse la nature pour se mettre un fusil sur l’épaule, qui a usé son intelligence pour avancer l’heure de sa mort et pour se créer des maladies dans tous ses plaisirs ? Quand le râteau de la peste ou le soc de la guerre, quand le génie des déserts a passé sur un coin du globe en y effaçant tout, qui a eu raison du sauvage de Nubie ou du patricien de Thèbes ? Vos doutes descendent de haut en bas, ils embrassent tout, la fin comme les moyens. Si le monde physique semble inexplicable, le monde moral prouve donc encore plus contre Dieu. Où est alors le progrès ? Si tout va se perfectionnant, pourquoi mourons-nous enfants ? pourquoi les nations au moins ne se perpétuent-elles pas ? Le monde issu de Dieu, contenu en Dieu, est-il stationnaire ? Vivons-nous une fois ? vivons nous toujours ? Si nous vivons une fois, pressés par la marche du Grand-Tout dont la connaissance ne nous a pas été donnée, agissons à notre guise ! Si nous sommes éternels, laissons faire ! La créature peut-elle être coupable d’exister au moment des transitions ? Si elle pèche à l’heure d’une grande transformation, en sera-t-elle punie après en avoir été la victime ? Que devient la bonté divine en ne nous mettant pas immédiatement dans les régions heureuses, s’il en existe ?