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Malade de dégoût, Malko n’arrivait pas à quitter des yeux l’ouverture par laquelle Klaus Heinkel venait de disparaître. Il imaginait le corps de l’homme tombant en chute libre et il entendait son cri. Car il criait sûrement. Personne ne voit venir la mort sans peur.

Mentalement, il compta les secondes puis se détendit d’un coup. Klaus Heinkel n’existait plus en tant qu’être humain. Ce n’était plus qu’un amas de chairs déchiquetées et d’os brisés, perdu dans la jungle. Son cœur battait aussi vite que s’il avait été menacé, lui aussi.

S’il n’avait pas voulu être certain de la disparition de l’Allemand, jamais il n’aurait accepté d’assister à ce meurtre. Jack Cambell lui avait avoué que c’était la méthode courante du control politico pour se débarrasser des gens gênants. Le plus clair de l’opposition bolivienne parsemait ainsi le chaco ou la forêt tropicale. Déjà mort, Klaus Heinkel ne pouvait officiellement mourir une seconde fois.

Le Fairchild s’inclina sur l’aile, reprenant la direction du nord. Les deux militaires avaient repris leur place, indifférents. Il ne se passait pas de semaine sans qu’ils partent en « mission de reconnaissance » au-dessus du Chaco. Chaque fois, ils avaient droit à une prime de deux cents pesos.

Gomez fumait un cigare, satisfait. Malko se demanda soudain si tous les efforts qu’il avait déployés en valaient vraiment la peine. Six morts pour voir ce petit homme avalé par le ciel, c’était beaucoup.

Le major Gomez ôta son cigare de sa bouche et hurla à son intention :

— Nous allons bientôt arriver à Santa Cruz !

C’est là que le Fairchild devait déposer Malko pour qu’il rattrape l’appareil régulier de la Lloyd Boliviana à destination de Sâo Paulo, au Brésil. Sa valise se trouvait au fond de la cabine, derrière une séparation de toile, avec tout un fatras de matériel divers.

Malko ferma les yeux derrière ses lunettes noires, après avoir regardé sa montre. Il lui restait exactement dix minutes avant de prendre la décision la plus difficile de sa vie. Avec autant de précision que si elle se trouvait là, il imagina Lucrezia telle qu’il l’avait vue la veille, les pupilles agrandies, les gestes saccadés, tendue comme une corde à piano.

Elle avait sorti d’un tiroir deux revolvers Smith et Wesson. Un blanc à chien extérieur, un noir à chien incorporé. Neufs tous les deux. Des « 38 » à canon de deux pouces. Lucrezia avait rempli les deux barillets avec les mortels cylindres de cuivre et de plomb et les avait fermés d’un geste sec du poignet. Puis elle s’était tournée vers Malko.

— Si demain Hugo Gomez est à son bureau, j’irai le voir. Il me recevra. Quand je serai devant lui, je tirerai jusqu’à ce que toutes les balles de ces deux revolvers aient pénétré dans son corps maudit.

Il n’y avait pas une chance sur un million pour que Lucrezia renonce à son projet. À plusieurs reprises, elle avait dit à Malko qu’elle ne pourrait pas vivre sans avoir vengé son père. Si elle avait attendu jusque là, c’est seulement parce qu’il avait besoin de lui.

Il imaginait la suite. Si Lucrezia n’avait pas la chance d’être abattue sur-le-champ par les sbires du control politico, elle serait horriblement torturée, humiliée et finalement exécutée.

Il était le seul à pouvoir la sauver. Il rouvrit les yeux et regarda le visage gras et satisfait du major Gomez, puis les traits blasés des deux militaires. Pour eux, le meurtre n’était plus qu’une routine. Malko était certain qu’ils ne pensaient même plus à l’homme qu’ils avaient poussé dans le vide quelques minutes plus tôt. Quant à l’équipage, c’est lui qui choisissait sur la carte l’endroit le plus propice au largage… Il était exceptionnel que le major Gomez se déplace en personne.

De nouveau, Malko consulta sa montre. Comme le temps avait passé vite. Il n’arrivait pas à se décider. C’était une sensation horrible. Nerveusement, il ôta ses lunettes noires et avisa le regard de Gomez.

Un regard gai d’ignoble complicité.

Malko lui rendit son sourire. D’un geste très naturel, il déboucla sa ceinture et se leva, traversant le fuselage dans toute sa longueur, écarta la toile verte et disparut à l’arrière de l’appareil. Là où se trouvaient les toilettes.

Il choisit dans le tas de parachutes le premier de la pile, l’enfila et boucla sur son ventre la boucle de sécurité.

Puis, il mit la poignée rouge de déclenchement en place, prête à être tirée. Heureusement que Lucrezia était bien renseignée. Ça lui aurait été difficile d’emporter un parachute.

Dès qu’il eut resserré les sangles de son harnachement, il prit son attaché-case et l’ouvrit. À l’intérieur se trouvait le paquet oblong préparé par Lucrezia. Malko tira un anneau relié à un fil de métal. Il y eut un chuintement léger et il se recula : il ne lui restait pas beaucoup de temps.

* * *

Le major Gomez resta le cigare en l’air en voyant Malko ressortir, harnaché du parachute. Il ouvrit la bouche pour hurler un ordre, mais les deux militaires n’eurent pas le temps d’intervenir. Malko franchissait déjà l’ouverture, la tête la première et la main droite crispée sur la poignée rouge du parachute.

Il compta jusqu’à trois et tira violemment. Le choc dans ses épaules fut moins fort qu’il ne l’avait pensé. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’il se balançait doucement dans l’air tiède. Il leva la tête. Sans le regard du major Gomez, il n’aurait peut-être jamais sauté.

En dessous de lui se déroulait le ruban rectiligne et ocre de la piste Camiri-Santa Cruz. Si Lucrezia n’avait pas raté l’avion de Santa-Cruz, la veille, elle devait l’apercevoir dans ses jumelles… Il avait explosé à peu de chose près à l’endroit convenu.

Il leva les yeux. Le Fairchild était tout petit, à près de deux miles. Tout à coup, la tache brillante se transforma en une boule de feu qui plongea vers la jungle. Le bruit de l’explosion parvint enfin à Malko amorti par la distance.

Il suivit des yeux la boule de feu jusqu’à ce qu’elle soit avalée par l’étendue verte.

Personne n’avait sauté.