Jérôme s’est renfloué et l’argent lui va bien. On se demande quel genre de type il serait avec ses quatre millions de dollars. Il a même voulu nous débarrasser de Tristan mais Louis s’est proprement insurgé: pas question de nous priver de «sa formidable mémoire vive», ce garçon est une véritable «bibliothèque de situations», un «vivier de personnages-concepts», un «pharaonique trésor de péripéties». Emphase méritée. Plus d’une fois Tristan nous a trouvé des solutions de rechange, il nous arrive même d’aller directement le consulter sur des cas de figure précis. Il suffit de lui donner quelques paramètres pour que ses facultés de synthèse se mettent en branle. Il ne s’agit en aucun cas d’imagination ou d’un quelconque processus créatif. Tristan serait plutôt un comparatiste doublé d’un encyclopédiste. Bref, nous l’avons gardé et le considérons comme l’un des nôtres.
Notre famille s’est agrandie de deux nouveaux membres. Lina la patronne de Prima, et William, le monteur. Lina est une chasseuse de têtes d’un mètre cinquante qui piste les personnages, invente des acteurs et traque la silhouette inconnue tant espérée par les metteurs en scène. Vu le renouvellement de l’affiche, la Saga ne lui prend pas dix minutes de boulot par semaine. Si elle a accepté de s’en occuper, ce n’est pas pour le budget misérable que lui propose Séguret mais parce qu’elle s’est prise de sympathie pour les frères Durietz. On passe la voir quand un nouveau visage apparaît dans le feuilleton, moi pour la féliciter de son choix, et Louis pour lui faire remarquer qu’elle ne s’est pas foulée.
Au-dessus de nos têtes, William a un atelier invraisemblable. Il s’occupe des montages et des bricolages en tout genre dont la chaîne a besoin. Il s’amuse comme un petit fou avec son matériel ultramoderne et les techniciens le considèrent comme le Houdini du montage vidéo. Monter la Saga, c’est sa récré, dit-il.
Tout irait pour le mieux si Séguret ne devenait de plus en plus agaçant. Pour d’obscures raisons de planning et de coût, il nous fait changer des passages entiers, le plus souvent en dernière minute. Cet homme ne zappe pas avec une télécommande mais avec une calculette. Il nous est impossible de comprendre les raisons objectives de ce qu’il nous demande. Parfois c’est indépendant de sa volonté, comme hier, où un comédien a quitté la Saga sans prévenir pour tourner une pub qui va lui rapporter vingt fois plus en une seule journée de boulot. Le fax de la production disait: Meublez pendant dix minutes, il nous les faut pour demain matin.
– Dix minutes…
– Mais il est neuf heures du soir!
– J’ai envie de rentrer.
– J’en ai marre…
– Jérôme?
Excédé, Jérôme a dit qu’il donnerait à Séguret les dix minutes les moins chères du monde. Comme des lâches, nous l’avons tous abandonné. Ce matin, je suis le premier au bureau, curieux de savoir comment Jérôme s’en est sorti. Les frères Durietz dorment encore. Près du fax, je repère deux feuillets.
27. FENÊTRE. INT. NUIT
Marie et Walter, dans l’encadrement d’une fenêtre ouverte. Durant toute la scène on ne les verra que de dos, dans un plan très rapproché, penchés à la fenêtre. On ne discernera ni l’intérieur de la chambre, ni ce qu’ils voient au-dehors dans la nuit noire.
MARIE: C’est gentil de m’avoir offert ce voyage à New York.
WALTER: Trois fois rien.
MARIE (regardant un instant vers l’intérieur de la chambre): Si j’avais pu imaginer un jour que je passerais une nuit dans la plus belle suite du Waldorf Astoria.
WALTER: Cet hôtel ne vous mérite pas, Marie… (il pointe le doigt vers le ciel), regardez plutôt cette superbe aurore boréale, voilà un spectacle digne de vous.
MARIE: Comme c’est beau, toutes ces couleurs incroyables, on a l’impression que Dieu a décidé de nous montrer son génie pictural… (elle pose sa tête sur l’épaule de Walter).
WALTER: Exactement! On dirait que De Kooning a peint la voûte céleste… Comme c’est splendide, cette arabesque autour de la Grande Ourse…
MARIE (interloquée): Mais…! Qu’est-ce que c’est… là, regardez…! Une étoile filante?
WALTER: C’est une météorite qui va s’écraser droit devant nous! En plein New York!
MARIE: Elle fonce vers ce building…
WALTER: Elle va s’écraser sur l’Empire State…
MARIE (épouvantée): Nooooooooon…
On entend une déflagration, Marie et Walter se retournent un instant, les mains sur les yeux, après un éblouissement terrible. Puis ils regardent à nouveau par la fenêtre.
WALTER: La boule de flammes se consume encore au-dessus de Manhattan!
MARIE: Wall Street est à feu et à sang…
WALTER: Regardez… La météorite a fait dévier la trajectoire de ce Boeing qui fonce droit sur la statue de la Liberté.
MARIE: Aaaaargh, il l’a décapitée!… Quelle horreur!
WALTER: L’avion s’écrase dans la ville et fait exploser des centaines de gratte-ciel sur son passage. C’est horrible…
MARIE: Pendant qu’au loin on voit encore ce feu d’artifice sublime tiré à Coney Island!
WALTER: Bienvenue à New York, Marie.
Ils s’embrassent.
Séguret nous a octroyé de nouveaux décors, même si «décor» est un grand mot. Nous avons droit à une pièce supplémentaire que nous pouvons aménager à notre guise. Tantôt c’est un (minable) hall d’hôtel, tantôt un cabinet de psy, une salle de classe, un guichet de banque, la salle d’attente d’une gare, les toilettes d’un cinéma, l’arrière-salle d’un café, etc. Séguret a décrété que cette «ouverture sur le monde» allait décupler notre «virtualité fictionnelle». Merci à vous, patron. Il n’est toujours pas question de nous autoriser la moindre scène en extérieur.
Malgré le bond en avant de notre virtualité fictionnelle, les deux premières semaines de décembre ont été difficiles. Notre enthousiasme s’est érodé en quelques jours et notre souci de bien faire en a souffert. C’est comme si nous avions perdu notre sens de l’humour au réveil et qu’il nous fallait plusieurs heures avant de remettre la main dessus. Y a-t-il quelque chose de pire au onde? Mathilde a mis ça sur le compte d’une fatigue générale inévitable avec le rythme que nous nous sommes fixé depuis deux mois. Pendant quelques jours, Jérôme a fonctionné au ralenti et son mordant habituel s’est émoussé. Son frère, lui, reste toujours aussi imperturbable, mais il n’est pas soumis à la même pression que nous. Je n’arrête pas de pester contre l’entrée dans l’hiver qui me donne chaque année envie de me flinguer. Le Vieux cherche «le second souffle du marathonien», comme il dit. Il fait preuve d’une certaine indulgence envers nous et joue seul la courroie de transmission avec Séguret. Nous prenons soin de retenir les mouvements d’humeur qui pourraient nous être fatals. Pour dédramatiser le tout et tenir bon durant cette crise passagère, il nous arrive de nous charrier les uns les autres en puisant dans le fond de dérision qui nous reste. Le vrai problème n’échappe pourtant à personne: il est facile d’imaginer la déprime d’un boulanger qui s’évertue à faire son pain tous les matins sans que personne ne le mange jamais. Cette putain de Saga ne mérite pas qu’on s’échine pour elle.