– Et si le feuilleton était sponsorisé par un marchand de savons à la vanille? Rien de mieux que le cul pour faire vendre, non? On relance la vanille dans le pays comme étant le parfum aphrodisiaque qui chavire les femmes. Vous imaginez le métro qui sentirait la vanille aux heures de pointe?
– Il est temps que tu ailles te coucher, Marco.
D’un commun accord, nous décidons de garder la séquence, quitte à nous la faire sucrer plus tard. Il est 3 heures du matin et Louis propose de nous raccompagner mais Mathilde préfère rentrer à pied.
– Pour m’aérer les neurones, sinon je risque de ne jamais m’endormir.
Je lui propose de faire un bout de chemin ensemble. Impossible de rater une occasion de me promener dans le Paris de l’aube avec une femme à mon bras. Histoire de laisser le romantisme marquer un point sur ma frustration sexuelle. Nous remontons l’avenue de Tourville en direction des Invalides. Le sujet de conversation est tout trouvé, c’est le moment idéal pour consulter une spécialiste.
– Votre hypothèse du défi multiple est de loin la meilleure, dit-elle. Une jeune femme comme Charlotte est assez facétieuse pour ça. Disparaître, c’est vous laisser une chance. Procédons par ordre.
Elle joue la conseillère conjugale. Il y va de sa crédibilité.
– Défi numéro un: Charlotte vous oblige à deviner les raisons de son départ sans vous donner la moindre piste. Vous y avez réfléchi?
Jusqu’au mal de tête. Dès que je me glisse dans notre lit, je cherche quelle erreur j’ai pu commettre. La seule réponse plausible n’est pas à l’avantage de Charlotte: elle n’a pas accepté que je devienne enfin celui que j’ai toujours voulu être.
– J’ai écrit un roman autour de ce schéma, explique Mathilde, je suis bien placée pour dire que c’est de la psychologie abusive. Telle que vous me la décrivez, Charlotte est le contraire d’une femme maternelle qui a peur que son petit homme vole un jour de ses propres ailes. Comme la plupart d’entre nous, elle préfère les papillons aux chrysalides. Passons au second point.
Mathilde a l’opiniâtreté du brancardier de la Croix-Rouge au milieu du champ de bataille.
– Elle vous met au défi de vivre sans elle.
Du Charlotte tout craché! Se croire indispensable! Tout ça parce qu’un soir je l’ai demandée en mariage! Je ne sais pas ce qui m’a pris, nous sortions d’une séance de Docteur Jivago, c’était l’été, nous sommes rentrés à la maison à pied, une canette de bière à la main. Et tout à coup, rue des Petits-Carreaux, je lui demande d’être ma femme. J’avais encore en tête la dernière image du film: Omar Sharif tombe raide mort en courant après sa Lara qui ne s’aperçoit de rien. Bêtement, j’ai dû penser que le mariage était une garantie contre ce genre d’infarctus. Pas démontée, Charlotte a répondu «Chiche!». Nous ne sommes pas passés devant le maire à cause de ce putain d’extrait de naissance que je n’ai jamais pensé à demander. J’ai toujours détesté Docteur Jivago. C’est le film préféré de Charlotte. Comme ai-je pu vivre six ans avec une qui adore Docteur Jivago?
– Dans Celle qui attend, j’ai décrit avec minutie le processus d’absence. C’est l’histoire d’une femme très malheureuse en amour qui se fait passer pour morte. Elle crée subitement un manque terrible chez celui qui la délaissait. Jour après jour, le souvenir de cette femme devient la perfection d’un amour perdu. Elle laisse l’absence jouer pour elle, mais pour combien de temps avant qu’il ne l’oublie? Pour éviter de courir un risque fatal, elle est obligée de l’espionner.
Nous contournons l’hôtel des Invalides pour rejoindre l’esplanade. Combien d’amoureux de par le monde rêvent en ce moment même d’être à Paris?
– Votre Charlotte n’est pas de cette race-là, mais elle doit penser qu’un peu d’éloignement va redonner de l’éclat à son aura. Passons au troisième défi, le plus magistral, celui de la retrouver.
Pour l’instant, je n’ai pas de temps à perdre avec les caprices et les états d’âme d’une demoiselle, fût-elle la femme de ma vie. Saga passe avant tout le reste.
– Pourquoi ne pas nous réunir tous les quatre pour une bonne séance de «brainstorming», comme dit Jérôme. Je nous crois capables de remettre la main sur votre Charlotte bien mieux que ne le feraient une escouade de détectives privés. Retrouver l’être aimé mystérieusement disparu, c’est un joli sujet de film qui mérite quelques extras, non?
Pour un peu je l’embrasserais, là, avant de nous engager sur le pont Alexandre III. Quel besoin ai-je eu de parler de Charlotte! Je ne retrouverai jamais une conjoncture aussi parfaite. Il faut aller au cinéma pour réunir autant de fureur poétique. Ou dans un de ces romans d’amour que Mathilde a passé sa vie à écrire.
– Vous m’en voulez si j’avoue n’avoir jamais lu un seul roman des Editions du Phœnix?
– À quoi bon perdre son temps à lire? Surtout des romans rosés?
– J’en ai ouvert un, par curiosité. Dans la liste des publications, votre nom n’apparaît jamais.
Un rire mutin s’échappe de ses lèvres. Elle se penche au parapet pour regarder couler la Seine.
– Avec un nom comme Pellerin, je n’aurais pas vendu dix exemplaires dans toute une vie.
Nous reprenons notre route plus vite que je ne l’aurais cru comme si l’évocation de sa vie passée avait fait s’évaporer la magie du moment. Elle me prend le bras pour s’aider à marcher à la façon d’une cavalière de bal. Je n’y vois qu’un signe de confiance.
– Les huit romancières que j’ai hébergées sous ma plume n’ont écrit toutes ces histoires que pour un seul homme.
En passant devant le Grand Palais, elle me raconte ses débuts dans la littérature rosé, sa rencontre avec son mentor, Victor Hébrard, la création des Éditions du Phoenix. Vingt ans de la vie de Mathilde se déroulent jusqu’aux Champs-Elysées. Vingt ans de douleur et de dévouement à un salopard qui l’a mise au rancart comme un jouet cassé.
– Vous voulez que j’aille lui péter la gueule?
Elle sourit avec une pointe de nostalgie. Je dois ressembler à un chevalier servant trop tardif et peu crédible.
– Vous êtes adorable, Marco, mais je ne voudrais pas qu’on me l’abîme. Il faut qu’il soit en pleine forme pour ce que j’ai l’intention de lui faire subir.
– Vous avez une idée?
– Un début d’idée, M. Vengeance m’a donné de précieux tuyaux.
Je comprends mieux les petits déjeuners en tête à tête de Mathilde et Jérôme…
– Malgré tout, je dois rendre hommage à Victor. Sans lui, je ne vous aurais jamais connus, tous les trois. Et je n’aurais même jamais écrit la moindre ligne. Il n’y a pas si longtemps j’ai fait le calcuclass="underline" neuf mille six cents pages d’amour. J’ai passé la première moitié de ma vie à écrire la théorie et j’ai la ferme intention de consacrer la seconde à tout mettre en pratique.
– Qu’est-ce que vous voulez dire?
– Je veux faire comme dans mes livres, je vais aimer, je vais coucher, je vais tromper. En tout cas, je ne souffrirai plus, je n’attendrai plus près du téléphone, je ne rêverai plus stupidement du bonheur.
Coucher… coucher… Si elle savait que son parfum me vrille les sens depuis un mois et demi! Il suffirait d’une phrase nue, une seule. Mais les phrases nues sont interdites dans la vraie vie.
– Je ne vous vois pas tromper qui que ce soit, Mathilde.
En passant devant Saint-Philippe-dû-Roule, elle m’a regardé avec une pointe de consternation retenue, je me suis senti sur le point d’être grondé. Sans le faire exprès j’ai piqué dans quelque chose de vif et de précieux.