– J’ai vu l’épisode d’hier, dit Jérôme.
– Et alors?
– Mièvre.
– Mièvre?
– Si j’avais eu un .44 Magnum, j’aurais fait exploser cette télé pourrie. Gros manque de violence et de cul! Maintenant les en veulent plus. Les Américains l’ont compris depuis longtemps. C’est pour ça qu’ils nous enterrent et que j’irai les rejoindre.
Un Quart d’Heure de Sincérité? Non, c’est même le contraire. Dans ce que j’entends, il n’y a qu’aigreur et impuissance, et je crois comprendre ce qui le met dans un état pareil.
– Regardez ce qui marche le mieux: les trucs les plus sanglants, les plus sexe, parfois même les plus crados. Les héros sont des cannibales et les stars ouvrent leurs cuisses. Avec la Saga, nous avons une chance unique de faire passer tout ce qu’on veut et on n’en profite même pas.
La presse vient d’annoncer officiellement le tournage de Deathfighter 2. Des moyens pharaoniques, une pléthore de stars, et toujours ce même enfoiré d’Yvon Sauvegrain pour s’en faire reluire. Combien de fin de soirées ai-je entendu Jérôme ressasser toute cette histoire comme un vieux pochard? Combien de séances nocturnes à la recherche d’une idée imparable pour le venger, une évidence scénaristique, une urgence de récit, une pirouette finale? Nous y avons travaillé comme si les spectateurs étaient déjà assis dans la salle. Yvon Sauvegrain va payer. Bientôt.
Louis pose la main sur l’épaule de Jérôme pour le calmer.
– Les ricains ont déjà gagné la bataille. Je souhaite simplement que ce soit toi, Jérôme, qui portes le coup de grâce à notre putain de cinéma qui s’est enterré tout seul. Mais si là-bas tu repenses parfois à celui que tu étais, ici, parmi nous, n’oublie jamais cette règle: l’inflation d’idées ne remplacera jamais le style. On trouvera toujours quelqu’un pour aller plus loin, pour faire plus fort que toi. Mais personne d’autre que toi ne saurait faire du Jérôme Durietz aussi bien que toi. Tâche de t’en souvenir dans ta villa de Pacific Palisades.
Le téléphone sonne et nous tire d’un silence qui s’éternisait. Louis répond et s’isole dans un coin de la pièce. Pour faire diversion, Jérôme allume son ordinateur et Mathilde se sert un café, le temps de jeter un œil au courrier du jour. Je reviens à ma séquence 33 de l’épisode n° 72.
Fred ne se remet pas du départ de Marie. Pour noyer son chagrin, il travaille comme un acharné sur la réalité virtuelle, les images de synthèse et les hologrammes. Depuis son départ, Marie a laissé un vide terrible dans le cœur de Fred. Il ne lui reste qu’une seule solution pour combler ce manque: la recréer. Tout simplement.
L’idée trotte dans la tête du Vieux depuis qu’il se passionne pour la table de montage de William. Il s’émerveille des ressources illimitées de cette bécane qui, avec la Saga, n’est utilisée qu’à dix pour cent de ses possibilités. On peut, entre autres choses, réutiliser toutes les chutes, les rushes et les plans qui n’ont jamais été montés. On peut les détourner, les inverser, les multiplier. On peut repiquer les bandes-son, les dialogues, et les coller sur n’importe quelles images. Louis affirme que les artifices ne se voient pas. «Avant tout, la technique doit se mettre au service de la fiction et de la déconnade», c’est sa grande théorie. Marie peut revenir parmi nous, il suffit de ressortir les rushes de la poubelle et de remixer le son pour obtenir de nouveaux dialogues à partir du texte préexistant. Naïf, je lui ai demandé si c’était possible, mais Jérôme a répondu à sa place.
– Tu n’as jamais rêvé d’un strip-tease de Marylin Monroe, en trois dimensions, pour toi tout seul, dans ta chambrette? Tu n’as jamais imaginé un remake des Sept mercenaires avec Laurence Olivier, Bruce Lee, Marcello Mastroianni, Gérard Philipe, Orson Welles, Robert de Niro et Alan Ladd? Et Shakespeare? Shakespeare en personne qui viendrait te lire un sonnet un soir de blues?
– Je savais bien que toute cette vodka finirait par monter à la tête.
– Il exagère à peine, a dit le Vieux. Je serai mort d’ici là, mais si l’espérance de vie reste ce qu’elle est, vous pouvez vous préparer a vivre de grands moments. Les Américains font déjà revivre des stars, on en voit dans les pubs, ça pose même des problèmes de déontologie, sans parler du casse-tête juridique. Dès qu’ils réussiront à coupler avec les hologrammes, vous allez voir la rigolade! Ce ne sont pas trois surimpressions de la silhouette de Marie sur une image vidéo qui vont nous faire peur, mon p’tit Marco. William va bricoler un petit quelque chose de soigné, et en avant pour le troisième millénaire.
La résurrection de Marie est en cours.
Où tout cela va-t-il s’arrêter?
Toujours pendu au téléphone, le Vieux demande à Jérôme d’aller chercher un dossier dans les bureaux de Prima dans le seul but de l’éloigner. Mathilde croit comprendre de quoi il retourne: Lina, à l’autre bout du monde, se plaint d’avoir un mal fou à trouver Dune. Mais Louis ne veut rien entendre.
– Pas une Sri-Lankaise, nom de Dieu! On veut une Indienne d’Amérique du Nord!… Oui, cuivrée…
En aparté, il nous dit qu’elle a mis la main sur une Cheyenne sublime mais qui ne parle pas le japonais.
– Pas question, dit Mathilde.
– Pas question une seconde! hurle-t-il vers le combiné. Dis à tes sbires de presser le mouvement, on a besoin d’elle la semaine prochaine!
Tard dans la soirée, nous nous sommes installés devant l’écran, Jérôme et moi, pour voir After Hours de Martin Scorsese. Un traiteur est venu nous livrer des petites choses succulentes et j’ai débouché un pinard qui m’a coûté le prix d’un rebondissement de dernière minute. Juste au moment de plonger dans cette approximation du bonheur, une silhouette a glissé dans le couloir.
– À cette heure-là, ça ne peut être qu’un acteur.
Quand je lui fais signe d’entrer, il ose à peine passer la tête dans l’entrebâillement. Je le reconnais tout de suite, impossible de me souvenir de son vrai nom, je préfère l’appeler Walter.
– On m’a dit que…
– Oui, c’est ici.
Il se tient moins droit que le soir de cette fameuse fête ou je l’ai vu faire le faraud. Il porte le vêtement avec bien plus d’humilité et ses yeux ne sont plus braqués sur le miroir qui reflète son éblouissante carrière. Nous savons pourquoi il est là, il ne sait pas que nous le savons, mais après tout, notre métier est de savoir avant tout le monde ce que les gens ont derrière la tête. Moins sadique que Jérôme, je lui propose une chaise, un verre de vin, un sourire.
Il accepte le tout.
– Je vis en assistance respiratoire depuis deux épisodes. Des amis téléphonent chez moi pour savoir si je vais mieux. Ma femme va faire une dépression. J’allais devenir l’image de marque d’une maison de disques mais on vient de m’annoncer qu’il était hors de question de signer un tel contrat avec un homme dans le coma. Mes gosses me demandent si je vais sortir de ce lit d’hôpital ou si je vais mourir. Les gens qui me croisent dans la rue hésitent à se signer.
J’éprouve une certaine gêne mais Jérôme a du mal à cacher de délicieux picotements. La semaine dernière, nous nous sommes amusés à répondre au questionnaire de Proust pour un magazine. À la question «pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence?», il a répondu: la rancune.