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– C’est quand même beau, le pognon.

Apparaît, dans la séquence suivante, le visage de Ferdinand. On le voit dans le feuilleton pour la seconde fois.

– C’est qui celui-là?

– Le copain de Bruno qui sert de cobaye à Fred. On le voit écrire une lettre à la femme qu’il aime, seul, dans un décor digne de la Bohème. On entend sa voix en off.

Ne sachant où tu te trouves, je t’imagine partout. Dans le métro que je prends, derrière les portes que je pousse, dans les rues où je passe. Si tu savais comme c’est cruel, toutes ces rues qui bifurquent, et cette peur de choisir celle où tu n’es pas. Quand j’appelle une de tes copines, je suis sûr qu’elle me ment, que tu lui fais de grands signes. Quand je téléphone à un ami, je t’imagine dans son lit, à quelques mètres. Parfois j’ai peur que tu ailles mal, mais la plupart du temps j’ai peur que tu ailles bien. Depuis ton départ, je grave un bâtonnet par jour sur le mur de ma chambre, et pour l’instant j’ai écrit: absence manque défaut privation faute OUBLI OMISSION LACUNE ÉLOIGNEMENT éclipse déficit. Il me reste deux ou trois synonymes pour tenir encore quelques semaines. J’aimerais juste savoir où tu es, Charlotte. Je t’aime tellement.

– Et elle, c’est qui?

– On te dit que c’est sa gonzesse.

– Tu nous remets une côtes-du-rhône, René.

– Qu’est-ce que ça peut nous foutre si sa souris s’est tirée.

– Ça t’est jamais arrivé, à toi?

– Si.

– Bah alors…

J’ai marché jusqu’à Montparnasse. Au loin, j’ai vu la dernière image de la Saga sur la petite télé d’un pompiste de la rue d’Assas.

La vie reprend son cours, les terrasses se repeuplent et le trafic fait pulser le boulevard. J’essaie de me persuader qu’il s’agit d’un soir comme un autre, même si, sur le chemin de l’avenue de Tourville, j’entends des bribes de conversations, des prénoms familiers et des mots tout droit sortis de ma plume.

Tristan a l’air de s’ennuyer, tout seul. J’ai même cru que l’écran était éteint. Son frère est allé chercher du sucré. Je lui demande ce qu’il a pensé de l’épisode.

– Vous arrivez encore à me surprendre, tous les quatre. Des fois c’est n’importe quoi, des fois ça t’hypnotise, mais on ne peut jamais dire que c’est chiant ni prévisible.

Je lui demande ce que donne la réapparition de Marie, bricolée à partir d’anciens épisodes, même si pour lui l’effet de surprise ne joue plus depuis qu’il assiste au montage.

– Les trucages de William ne se voient pas, on a l’impression qu’elle est vraiment revenue, ça fait un choc.

Pour une petite séquence en passant, l’illusion suffît, mais nous ne devons pas abuser de ce genre de repiquage, ça finirait par voir. L’idéal serait de convaincre la vraie Elisabeth de venir jouer une scène. Juste une toute petite. Une «Spécial guest star», comme dirait Jérôme.

– À part ça, il est temps que le feuilleton s’arrête, reprend Tristan. Faut finir en beauté. Ce serait une vraie connerie de vouloir pisser de la Saga une saison de plus.

De ce côté-là, pas de souci, Séguret n’en a même pas émis l’idée.

– Chocolats, esquimaux, j’en ai même pris un pour toi, Marco.

Je propose à Jérôme d’appeler Elisabeth Réa pour savoir ce qu’elle devient. Elle a laissé le numéro de son hôtel dans l’agenda du Vieux.

* * *

La situation est claire. Fred ne peut plus se satisfaire des apparitions fugaces de Marie, il faut qu’il la voie en chair et en os, qu’il la touche, sinon, il menace d’abandonner la recherche, autant dire des milliards de vies foutues. Par un soir d’orage, transformé en docteur Frankenstein, il va créer un clone de sa beile-sœur tant aimée. Il n’a pas eu la vraie Marie, il en aura une copie et lui fera faire n’importe quoi. Lequel d’entre nous n’a jamais rêvé d’une chose pareille? Elisabeth avait une coupure de deux jours dans le plan de tournage de son film, elle était ravie à l’idée de venir jouer la séquence, rien que pour nous, et accessoirement pour dix-neuf millions de fidèles. Séguret a failli nous embrasser quand il a appris que Marie renaissait de ses cendres. Grâce à lui, l’opération s’est montée en quelques jours, même la N.A.S.A. ne réagit pas aussi vite. La séquence a été tournée aujourd’hui et dure douze minutes. Dans son laboratoire, Fred parvient à «dupliquer» la femme qu’il a toujours aimée. C’est un être de chair et de sang, semblable en tout point à l’original. À cette différence que le clone est par nature obéissant et pas bégueule. À peine a-t-elle pris forme qu’il s’enferme avec elle dans une chambre pour faire toutes les bêtises auxquelles il a rêvé des années durant. Ensuite, il fera croire à Camille et Bruno que Marie est revenue, et ils vivront heureux tous les quatre, plus encore qu’ils ne l’étaient avant l’installation des Callahan. Il y a fort à parier que cette histoire de clone va affoler les masses et faire couler de l’encre. On peut prévoir l’anathème des culs-serrés et la glose des intellectuels. Il aurait pu être amusant de développer cette idée d’asservissement des êtres aimés mais le temps nous manque et Elisabeth doit reprendre un vol dès ce soir. Avant de partir, elle a tenu à dîner avec nous.

– Il me reste encore trois semaines de tournage sur le film de Hans, et on m’a déjà proposé autre chose. Vous ne m’avez pas seulement ressuscitée dans la Saga, mais aussi dans la vie, dans mon métier. Je ne suis plus Madame Sparadrap. Je ne sais pas comment vous remercier.

Elle regarde sa montre sans manifester de signe d’impatience. Mathilde, Jérôme, le Vieux et moi, pensons exactement la même chose en la voyant rire et bouger: nous avons fabriqué un peu de bonheur.

Mais le bonheur, c’est connu, ne songe qu’à fuir dès qu’il entend son nom.

Elisabeth perd son sourire.

– En fait si, je sais comment vous remercier, mais croyez bien que j’aurais préféré trouver mieux. Je tourne autour depuis le début du dîner…

Elle ressemble tout à coup au toubib que Walter consulte, avec cette même tête de celui qui va annoncer un cancer.

– Je suppose que personne ne vous a parlé de la seconde saison de la Saga.

– …?

– … La seconde… quoi?

– Les six acteurs principaux sont déjà sous contrat pour la suite du feuilleton, personne d’autre n’est au courant. Je le sais parce que Séguret m’a proposé de revenir. Ils ont recruté une seconde équipe de scénaristes qui travaillera tout l’été et le retour de Saga sera annoncé à la rentrée. Jessica a déjà le manuscrit du premier épisode chez elle. Je peux vous assurer que les enjeux sont tellement forts que le secret sera particulièrement bien gardé, surtout autour de vous. Quitte à trahir quelqu’un je préfère trahir Séguret. Excusez-moi de vous annoncer ça aussi brutalement.

Elle se lève, regarde sa montre, saisit sa valise. Elle n’ose pas nous embrasser.

– Ils vous haïssent, tous les quatre.

Elle se retourne une dernière fois et sort du restaurant.

* * *

Le lendemain, nous n’avons pas travaillé. Il fallait attendre que Louis se débrouille pour en savoir plus avant de faire le moindre geste. Chacun de nous avait envie d’accuser seul ce coup de marteau derrière le crâne. J’ai passé la journée affalé dans un fauteuil, le nez en l’air.