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Tristan applaudit à mon petit speech sans cesser de regarder un bulletin météo.

– J’ai pris tellement de baffes dans ce boulot que plus rien ne peut m’atteindre, dit le Vieux. Mais en lisant le script, j’ai eu le sentiment que nous avions trouvé nos maîtres.

– …

– …Quoi?

– Louis? Tu trouves vraiment ça bon?

– A première vue, ce script ne sort pas de la crétinerie ordinaire, pas de quoi fouetter une speakerine. Mais quand on détecte l’incroyable mécanique idéologique bien enfouie à l’intérieur, on a envie de crier au génie.

– …

Consternation dans les rangs. Le Vieux n’a pas du tout envie de plaisanter.

– C’est comme s’ils avaient voulu travailler sur des concepts subliminaux.

– A la façon des images subliminales?

– Exactement. Au milieu des péripéties anodines du feuilleton, ils ont inoculé des germes d’idées quasi indépistables que le spectateur imprime directement.

– Louis a pété les plombs! C’est le choc…

– Vous voulez des exemples? Le personnage de Kristina est un résumé de tout le discours officiel de la lutte antidrogue, le plus propre, le moins dérangeant. Les nouvelles recherches de Fred suggèrent déjà l’idée que tout principe écologique a ses limites. L’industriel insomniaque est l’embryon d’une justification du chômage et une occasion de redorer le blason d’un libéralisme vacillant.

J’ai un peu de mal à suivre. Louis a l’air sûr de son coup.

– Avez-vous repéré tout ce truc bizarre sur l’atomisation du public?

– La quoi?

– «L’atomisation», le phénomène qui consiste à isoler les individus. On commande de la bouffe à domicile, on discute avec sa chérie sur Internet, on fait l’apologie de la télé, le «cocooning» devient une vertu cardinale et toutes les occasions de sortir de chez soi sont autant de dangers potentiels.

– Tu charries, Louis. Je n’ai rien vu de tout ça.

– C’est l’effet recherché, mais je vous croyais plus aguerris que la moyenne. Ne me dites pas que vous n’avez pas apprécié à sa juste valeur le personnage du brave type qui sort de Sciences Pô?

Je ne sais même pas de qui il parle.

– Au début, je me suis demandé ce qu’il faisait là, et puis j’ai compris qu’ils allaient lui donner progressivement de l’importance. En trois séquences, on fait de lui un individu responsable, ambitieux, altruiste et désintéressé. En trois séquences! Le tout, ficelé avec un talent qui m’a rendu jaloux. Sens de l’humour, petits défauts qui le rendent humain, sans oublier le cas de conscience qui fait de lui un gars bien. Si ce personnage-là n’a pas été crée de toutes pièces pour réconcilier les masses avec la politique, c’est désespérer.

– Délire! Délire délire délire délire!

J’aimerais bien crier au délire avec Jérôme mais il y a quelque chose de troublant dans la démonstration de Louis. La manière dont Séguret essaie de nous déposséder de la Saga va bien au-delà d’une question d’Audimat et de gros sous. On sait déjà que la télévision est l’instrument de pouvoir numéro un, il n’y aurait rien d’étonnant à voir la raison d’État mettre son nez dans la fiction quand le débat politique n’intéresse plus personne depuis belle lurette.

– Au risque de passer pour un paranoïaque de la manipulation je dirais que, pour le rôle du petit étudiant, ils vont sûrement trouver un acteur qui a des faux airs de présidentiable, un élu parfait.

Jérôme l’encourage à aller jusqu’au bout de ses divagations et Louis porte l’estocade sans la moindre pitié:

– Si on venait m’annoncer que cet épisode 81 a été écrit pendant le dernier Conseil des ministres, ça ne m’étonnerait pas plus que ça.

Jérôme feint de recevoir une flèche en plein cœur et tombe à la renverse dans un canapé. Je ne sais pas ce qui le dérange à ce point dans l’analyse de Louis, hormis l’exaspération bien légitime du conteur dépassé dans sa propre imagination.

– Dix-neuf millions de spectateurs, mes enfants. Dix-neuf millions.

– Tu nous as habitués à tout, Louis, mais la propagande d’État, la Saga du Big Brother et l’intox cathodique, tu ne nous l’avais jamais fait! On est en plein thriller politique façon années cinquante!

– C’est ma lecture et je ne l’impose à personne. Une chose est sûre: nous avons engendré un monstre. Qu’il serve le pouvoir en place, la crise ou les marchands de vanille, tout ce merdier nous dépasse.

Silence.

Mathilde allume un cigarillo avec toute la discrétion qu’on lui connaît. Du regard elle me demande ce que j’en pense, d’une moue je lui réponds que je ne sais plus quoi penser.

Tristan regarde la télé. Jérôme demande ce qu’on fait. La question reste en suspens. Il ne nous reste plus qu’à chercher une idée, puisque c’est notre métier.

Tout le monde se met à gamberger, comme s’il s’agissait d’un point d’action dramatique de la Saga.

– Si quelqu’un a une idée…

Une idée, nom de Dieu! Une seule idée pour nous sortir de ce piège que nous avons nous-mêmes créé. Une idée pour leur montrer que nous sommes toujours les maîtres à bord.

– J’en ai une, dit Louis entre ses lèvres.

* * *

Sans rien laisser paraître, nous nous sommes docilement remis au travail. Alain Séguret, plus affable de jour en jour, nous a demandé de soigner les cinq derniers épisodes. Selon lui, il faut que le feuilleton se termine en apothéose pour rester à jamais dans les mémoires. «La Saga mourra de sa belle mort mais elle vendra cher sa peau!» dit-il. Pour lui, les quotas de création française sont largement remplis, le but est atteint et l’affaire déjà classée. Je l’admire pour cet aplomb extraordinaire, cette duplicité qui ne s’apprend nulle part. Il a même eu l’impudence d’ajouter que si l’un d’entre nous avait une nouvelle idée de série à lui proposer, il n’hésiterait pas à étudier la question durant les grandes vacances. Il faut pourtant lui rendre hommage pour son sens de la discrétion; la suite de Saga est en train de se mettre en place et le secret a mieux été gardé que la Banque de France. Si Séguret laisse parfois s’exprimer la ménagère du Var qui est en lui, jamais il ne perd de vue le grand avenir qu’on lui a promis dans les écoles.

Pour combler ses vœux et rejoindre son souci de perfection, nous avons changé de méthode de travail en profitant au maximum de cette débauche de moyens et de temps qu’il met à notre dispositon. Nous écrivons deux fois plus de pages qu’il n’en faut par épisode. Chaque scène est conçue en trois ou quatre versions différentes et toutes sont tournées pour se laisser le choix au montage. Main dans la main, Séguret et le Vieux passent des journées entières chez William pour discuter chaque prise et garder la meilleure. Séguret, surpris de reprendre le contrôle de Saga a fini par se prendre au jeu de la fiction. Comme un vrai petit scénariste, il sait désormais trouver son chemin à la croisée des situations proposées. Exemple:

Fred a encore mis au point une invention infernale qui peut:

1. Sauver le monde.

2. Le précipiter dans le chaos.

Séguret penche pour la première solution en expliquant qu’Apothéose ne voulait pas dire Apocalypse. La situation 1 nous mène à une seconde alternative.