Pour sauver le monde, Fred doit:
A. Sacrifier un être cher.
B. Traiter avec une puissance occulte qui lui donnera les moyens de ses recherches.
Indignation de Séguret. Sacrifier un être cher? Il n’en est pas question! Personne ne ferait une chose pareille, même pour sauver des milliards d’anonymes. Malgré les risques, la solution B est retenue.
La puissance occulte est:
a. Une organisation politique ultra-puissante qui veut accentuer le divorce Nord/Sud.
b. Une secte de millénaristes qui veut préparer l’humanité, contre son gré, au grand désordre de l’An 2000.
c. Le richissime Mordécaï qui cherche un sens à sa vie.
d. Le lobby défenseur de la Haute Sagesse qui veut faire trembler les pouvoirs en place.
e. Un trust économique nostalgique de la guerre froide.
f. Un cercle de fanatiques d’un jeu de rôles qui se servent de la Terre comme plateau.
Au nom de la ménagère du Var, du pêcheur de Quimper et du chômeur de Roubaix, la seule possibilité est la c, et c’est celle-là qui a été montée. Toutes les autres intrigues de Saga sont passées au crible par Séguret, qui considère que nous avons de la chance de faire un si beau métier.
L’épisode 76 a battu tous les records d’audience jamais établis à la télévision française, même au temps où l’O.R.T.F. ne proposait qu’une seule chaîne. À une époque où tout est culte et mythique, la Saga n’a pas échappé à ce genre d’étiquette. Un bouquin est sorti sur le feuilleton avant même que le dernier épisode ne soit diffusé. On y parle de nous quatre et, même si rien n’est vrai, l’hommage nous a fait plaisir. Outre un historique et un trombinoscope de chaque personnage, on y trouve tout un chapitre analytique sur le portrait type de l’homme saga. Selon l’auteur, il y a une modernité Saga, un mode de vie Saga, un rapport au monde Saga. L’homme Saga est résolument proche des siens parce qu’il n’a plus d’idéal, et pourtant, tout son discours pourrait se résumer en une seule phrase: nous ne sommes rien, soyons tout. Il cherche l’humour en toute chose, c’est peut-être ce qui le caractérise le mieux, parce que le drame et la gravité lui donnent des envies de meurtre. Il déteste les cyniques par-dessus tout. Il laisse dans son quotidien une large part à la pensée surréaliste que l’époque a trop vite enterrée. Il est persuadé qu’en cette fin de siècle, seul le bonheur est révolutionnaire. Il n’est pas monogame. Il boit beaucoup de thé et fait des merveilles avec des légumes. Et, bien sûr, il se parfume à la vanille. Je n’ai pas pu m’empêcher d’être troublé par ces pages, incapable de savoir si nous devions être fiers d’avoir engendré cet enfant-là. Il y a peut-être du vrai là-dedans, mais je suis désarçonné dès qu’il s’agit d’analyser ou de synthétiser quoi que ce soit. Tout petit, j’étais déjà comme ça; en cours de français, j’avais 18 en rédaction et 2 en explication de texte. En ce qui concerne la Saga, je fais partie des quatre individus les plus mal placés au monde pour m’en faire une idée.
Les semaines défilent à une vitesse folle, les épisodes 77, 78 et 79 se sont succédé sans que j’y prenne garde. En attendant la délivrance du 21 juin, j’accepte tout ce que la Saga m’impose, à commencer par mettre ma vie de côté. Charlotte n’a pas répondu à mon appel. L’a-t-elle seulement entendu? Elle est peut-être loin, dans un pays sans télé, sans câble, sans satellite, là où la vie ressemble une pub. Il n’y a pas si longtemps, il m’est arrivé de prier pour qu’elle revienne. Je me suis interrogé sur ce geste. Je pensais avoir créé une sorte d’intimité avec Dieu depuis qu’il est devenu un de mes personnages principaux (je L’ai même très bien servi au niveau des dialogues, Dieu ne dit pas n’importe quoi). Je Lui ai donc demandé de me rendre Charlotte, ou me guider vers elle, en échange de quoi, je donnerai de Lui une image élégante, sobre et terriblement contemporaine à dix-neuf millions d’individus. Il avait tout à y gagner: que représentent ses fidèles du dimanche midi en comparaison des miens, le jeudi soir?
Aujourd’hui, je regrette d’avoir voulu jouer au marchand de tapis avec Lui. Non seulement Il n’a rien fait pour me rapprocher de celle que j’aime, mais j’ai bien peur qu’il cherche désormais à m’en éloigner plus encore. J’ai tout fait pour tourner son absence en dérision mais ça ne m’amuse plus. Dès le 22 juin, je vais avoir besoin d’elle comme jamais auparavant. Ce matin-là je serai débarqué, seul, en territoire inconnu, je serai enfin devenu scénariste, mais à quel prix?
Par esprit de revanche, j’ai employé un moyen radical pour prévenir les démangeaisons de ma libido. Séguret lui-même n’aurait pas fait de choix aussi fulgurants. Deux options possibles:
1. Masturbation.
2. Coït.
La solution 1, de loin la plus opportune, avait l’inconvénient de reculer un peu plus la frustration et donc, paradoxalement, de me faire perdre un temps précieux. La solution 2 menait directement à:
a. Avec une ex.
b. Avec une inconnue rencontrée par hasard.
c. Avec une professionnelle.
J’avais déjà donné dans le petit a, et nulle envie de remettre ça. En tant que scénariste, je prends d’énormes précautions avec le hasard, la direction b s’est donc éliminée d’elle-même.
– Ne me dis pas que tu es allé voir une pute!
– Si.
– Mais… On ne va plus aux putes depuis les années soixante!
Jérôme n’en est pas revenu. Il m’a regardé comme:
1. Un nostalgique d’une époque révolue.
2. Un pervers honteux.
3. Un héros.
Il devait y avoir un mélange des trois, avec, comme alibi, une sorte de curiosité professionnelle à laquelle il n’a pas cru une seconde.
– Ben voyons, et le jour où tu dois décrire la chute de l’Empire romain tu te balades en toge?
– La passe, c’est différent. C’est sûrement la scène la plus codifiée au monde. Le clin d’œil, l’accostage, le tarif, la montée de l’escalier, les options, le papier peint qui se décolle, la bouche qui se refuse, le post-coïtum triste, le petit cadeau sur le coin de table, tout.
– Ça ne te ressemble pas.
– Je l’ai fait quand même.
– Et alors?
– L’effet de réel est assez fort, on y croit jusqu’au bout. En revanche, la psychologie des personnages est très surprenante. Je n’ai pas trouvé l’après aussi sinistre qu’on le dit, mais je n’aurais jamais imaginé cette rupture de ton brutale quand je suis sorti de la chambre. Brusquement, j’ai compris qu’il y avait dans tout ce cérémonial sordide un peu d’altruisme, un peu de bienveillance pour le client. Malgré quelques poncifs dans son dialogue, cette fille a réussi à me faire comprendre qu’elle faisait ça pour moi. Pour nous, les garçons. Une espèce de mission, quoi. Il faut vraiment y être passé pour le croire mais c’est la pure vérité. Si j’écrivais la séquence de la pute au grand cœur, personne n’y croirait, et pourtant cette dimension existe.
– Mais ce n’est pas vraisemblable.
– Donc je ne l’écrirai pas. Les putes garderont ce secret pour les pauvres mecs qui viendront taper à leur porte, et le public n’en saura jamais rien.
J’ai laissé ma vie de côté, je ne suis plus à deux mois près. Après tout, est-ce si important que ça, de vivre sa vie, quand vingt millions d’individus vous suivent pas à pas, en toute confiance? La confiance… La confiance… Toute cette confiance me gêne. Je ne suis pas un type à qui il faut faire confiance. C’est sans doute qui me fait peur dans le rôle de père. La confiance infinie de l’enfant, cette chose tellement pure qu’on n’en dort plus la nuit de peur de commettre une erreur. Je n’ai jamais demandé à personne de me faire confiance.