Pourtant, durant ces deux mois, nous avons vécu un très joli moment. Un vrai moment. Un de ceux qui, parfois, nous font dire que cette Saga en valait la peine. Tout a commencé comme une mauvaise blague et personne ne peut dire comment ça finira. C’était le jour de la Saint-Marc, le 25 mai, mais ce n’est pas moi qui ai eu le cadeau, c’est Jérôme.
La veille, je suis allé chercher Dune à l’aéroport. Lina n’a pas compris pourquoi tant de sollicitude pour un personnage de troisième rang. Séguret a quand même payé rubis sur l’ongle tous les frais, sans discuter, persuadé qu’il s’agissait d’un dernier caprice. Quand je l’ai vue sortir de son avion, c’est exactement ce à quoi elle ressemblait, un caprice. Aussi belle que ça. Sur le chemin du retour, ma main crispée sur le levier de vitesse a effleuré sa cuisse et j’ai eu la preuve qu’il s’agissait d’un être de chair. En fait, elle n’est ni un caprice ni un mirage, mais bel et bien un scandale. Un scandale de femme.
– Vous êtes… heu, je veux dire… vous… Vous parlez aussi le français…?
– Je l’oublie depuis que mon ancienne colocataire est partie. Elle était native de Guermantes et faisait des phrases longues comme le bras! C’est drôle, non?
J’ai poussé un petit rire de connivence sans comprendre le moins du monde pourquoi c’était drôle. Le soir même, j’ai regardé dans le dictionnaire. Tout ça avait à voir avec Proust.
– Alors comme ça, vous êtes comédienne?
– Pas du tout, je termine un doctorat de japonais à l’univers du Montana. C’est l’amie d’une amie qui a vu la petite annonce votre agence de casting. On cherchait une fille pour un soap français, elle m’a dit: Oona, c’est toi qu’ils veulent! Elle est d’origine Hopi elle aussi, mais c’est moi qu’ils ont retenue. À dire vrai, je n’ai pas cherché à comprendre pourquoi ils avaient besoin d’une fille comme moi, j’ai accepté parce je peux gagner l’équivalent de deux ans d’un temps partiel dans une pizzeria. Je les ai prévenus: je ne suis pas une actrice. Mais ils m’ont dit que ça n’avait aucune importance, l’important était que j’existe.
– Nous avions tous très envie que vous existiez…
– Il y a une partie du dialogue en japonais?
– Je ne crois pas.
– Et cette Dune, elle doit lancer le boomerang?
– Parce que, forcément, vous savez lancer le boomerang.
– Vous ne le répéterez pas?
– Juré.
– J’ai prétendu que je savais et j’ai appris entre-temps, pour les besoins du rôle.
– …
– Je ne regrette pas, du reste. C’est un geste très sensuel et une superbe parabole de la solitude.
– …
Je l’ai attendue dans le hall de son hôtel, le temps pour elle de prendre une douche et de passer «quelque chose de moins squaw». Avant d’aller sur le plateau pour rencontrer Séguret et le réalisateur, je lui ai demandé si ça ne l’ennuyait pas de passer voir les scénaristes.
– Pourquoi pas? Après tout, ils en savent plus sur Dune que tous les autres.
– Surtout Jérôme, c’est lui qui a eu l’idée du personnage.
– Vous croyez que je vais… comment dites-vous, en français… «faire l’affaire»?
– …
Mathilde et le Vieux nous attendaient, curieux, excités comme des gamins. En la voyant, Tristan m’a dit en douce que son frère ne tiendrait pas le coup. C’est ce que nous pensions tous.
Et puis, il est entré, les bras chargés de sacs en papier kraft, avec sa barbe de deux jours, ses Stan Smith trouées et son Jean blanc à faire peur.
– Il charrie, le polack. Vingt balles la boîte de Vache Qui Rit et il te vend le litre de cahors au prix du margaux.
Il a posé les sacs, grognon, sans même regarder vers nous.
– Ça existe aussi en France, la Vache Qui Rit? a demandé Oona, sincère.
Et Jérôme s’est retourné. Vers elle.
Il y a eu du silence.
Elle serait brune. Avec des cheveux longs et raides comme des baguettes.
– Oona, nous vous présentons le dernier de cette belle équipe: Jérôme.
– Enchantée, dit-elle en lui tendant la main, si j’ai bien compris, c’est grâce à vous si Dune existe et si je suis ici aujourd’hui.
– …?
Il faudrait qu’elle ait les yeux très bleus et que sa peau soit mate, un peu cuivrée, comme une indienne Zuni, et puis…
– Tu ne dis pas bonjour à Oona?
– … Oona?
Elle aurait un sourire imperceptible, comme une geisha. Elle aurait des jambes interminables et une poitrine discrète. Mais cuivrée, aussi, la poitrine.
– Je peux faire une Dune acceptable?
– …?
– Dis-lui qu’elle fera une Dune formidable, Jérôme.
Le moindre de ses gestes donnerait une impression de sérénité, on lirait en elle comme dans un livre ouvert et son rire coulerait comme une petite rivière.
– Quelqu’un peut me montrer le script? Je ne l’ai pas encore lu.
– Vous faites juste une apparition cet après-midi et vous aurez toute la soirée pour apprendre le dialogue de demain.
– Quand je pense qu’hier encore je m’acharnais à transcrire un haïku entre deux hamburgers à servir. Et aujourd’hui je suis à Paris, à jouer les Catherine Deneuve! Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves!
Son français aurait une petite pointe d’accent. Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. Parfois elle citerait Shakespeare dans le texte. Et si en plus de ça elle sait lancer le boomerang…
– Je vous accompagne au studio, a dit Mathilde.
Elle lui a emboîté le pas, tout sourire, et s’est retournée vers nous avant de sortir.
– Ne me laissez pas toute seule à Paris! Si personne ne veut s’occuper d’Oona, prenez soin de Dune.
Puis elles sont parties, toutes les deux.
Mais cette fille-là n’existe pas…
Jérôme s’est assis sur le canapé.
– On est combien sur cette putain de planète?
– Cinq milliards.
– On fait le plus beau métier du monde.
À part l’histoire d’un ami qui rencontre la femme de ses rêves, je ne retiendrai rien, plus tard, de ces deux mois. Qui ne perd pas toute notion du temps sitôt qu’on lui déclenche un compte à rebours? Afin que nul ne l’oublie, le Vieux a noté sur la porte, chaque matin, à la craie, le nombre de jours qui nous séparaient du 21 juin. Le tournage du n°80 s’est terminé vers J-18, et je ne reprends conscience qu’aujourd’hui, J-3.
Malgré l’heure tardive, Louis et Séguret sont encore au montage pour un dernier différend sur la séquence 21 où Bruno était censé passer l’arme à gauche. Séguret ne veut voir personne mourir, il pense que la Saga en serait entachée. Le gougniafier oublie de dire que tous les acteurs sont déjà sous contrat pour la seconde saison et que Bruno en sera un personnage pivot.
Il est trois heures du matin et je vois la silhouette de Séguret filer dans le couloir sans même passer par le bureau. Le Vieux et William le suivent de peu et nous rejoignent. Louis est épuisé, il s’étire et se passe le visage sous l’eau. William soupire de fatigue et allume une cigarette.
– Deux semaines qu’il nous harcèle avec ce putain de n° 80, dit le Vieux. Le Maestro avait plus de clémence. Exactement seize jours! À chaque scène, il choisit la plus insipide, la plus vide de sens, la plus comme il faut.
– Le montage est terminé?