Sauvegrain s’efforce de ne rien laisser paraître.
– C’est mauvais comme un mauvais film de gangster, Sauvegrain. Pour la cohérence de situations vous êtes spécialement mauvais, le plus mauvais scénariste du monde. Vous imaginez une star de l’envergure de Stallone jouer les Al Capone aux petits pieds? Absurde. Même dans les années trente on n’y aurait pas cru. Hollywood n’a vraiment pas besoin de ça. Ce sont les avocats qui ont les clés du royaume, et depuis toujours.
– …
– D’autant que Sly est un type adorable et bien au-dessus de tout ça, demandez à Jeremy.
– Qu’est-ce que vous voulez?
– J’ai la preuve filmée que vous m’avez volé Deathfighter, sans parler de votre complicité de meurtre sur ma personne. Et six témoins qui peuvent en répondre devant n’importe quelle cour de justice de Paris à Los Angeles.
– Je vous ai demandé ce que vous vouliez.
– Pas plus que Monte-Cristo dans le bouquin de Dumas. Je veux tous les contrats à mon nom et un virement de tous les bénéfices déjà perçus. Des aveux complets auprès des producteurs et de Stallone. Le remboursement intégral de ce que m’a coûté cette mise en scène. Un budget monstrueux pour cinq minutes de film. Sûrement le court métrage le plus cher du monde. Mais ça en valait la peine, imaginez combien de fois je vais me repasser ce petit chef-d’œuvre.
Sauvegrain aimerait dire quelque chose. Ricaner. Prendre tout ça de haut. Il aimerait faire une vraie sortie mais n’y parvient pas.
Jérôme le regarde partir.
– Le Champagne, c’est moi qui offre.
Mathilde
Mathilde s’arrête un instant devant le miroir du lavabo pour se regarder une dernière fois. Jamais elle ne s’est trouvée aussi jolie.
Victor s’élance vers elle dès qu’elle apparaît dans son bureau, lui prend la main pour la presser contre sa poitrine et lui embrasse le bout des doigts.
– Ne me fais pas ce genre de choses, ça va me rappeler mes dix-huit ans.
Il l’installe dans un fauteuil et reste debout, à ses côtés.
– Pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de répondre à mes appels? J’ai eu peur que tu sois fâchée.
– Je pensais mériter mieux qu’un message sur mon répondeur. Si tu m’avais écrit une lettre, j’aurais sans doute réagi plus vite.
– Une lettre? Tu sais bien que je n’écris jamais.
– Justement. J’aurais été touchée que tu fasses une exception pour moi. Je n’ai jamais compris qu’un homme si exigeant sur les textes d’autrui n’ait jamais été tenté par l’écriture.
– Je ne me suis pas trompé de métier.
– Pas même une petite lettre d’amour. En vingt ans. Ou un mot sur un coin de table. A demain, mon cœur.
– Je sais m’exprimer dans quantité d’autres domaines. Je prépare le Oolong Impérial comme personne.
– Comment oublier la manière dont tu prépares le thé? Tu en faisais toujours pour me parler de mes manuscrits. Quand ton bureau sentait la bergamote, je savais que tout allait bien se passer. Quand il sentait le thé fumé, je pouvais m’attendre à une volée de bois vert. Aujourd’hui ce sera un bourbon, celui que tu as dans le deuxième tiroir à gauche.
Il marque un temps d’arrêt, persuadé qu’il s’agit d’un jeu.
– Tu bois?
– Plus maintenant, mais ça m’a été utile quand tu m’as chassée de ce bureau.
– Je n’ai jamais voulu te faire souffrir, Mathilde.
– Je ne suis pas venue pour parler de ça. Dis-moi comment se portent mes petites romancières depuis que tu as annoncé officiellement qu’elles s’appelaient toutes Mathilde Pellerin.
– Tu ne vas pas m’en vouloir pour ça. Aucun éditeur au monde n’aurait pu résister à un coup de pub pareil. Trente-deux romans signés de la main de la seule scénariste femme de Saga. Trente-deux romans en rupture de stock! Tu as pulvérisé les chiffres de Barbara Cartland et de Penny Jordan, j’ai vendu les droits de traduction à vingt-sept pays, avec l’Angleterre et les États-Unis en tête de liste. J’en ai vendu six au cinéma et la série des Janice pour la télé.
– Ces vingt années de ma vie ont servi à quelque chose.
– … C’est tout l’effet que ça te fait?
– Je n’ai pas eu voix au chapitre.
– Nous sommes riches, Mathilde.
Elle laisse passer un instant et reprend une gorgée de bourbon.
– Comment va ta femme?
– Tu sais très bien quel rôle elle joue pour moi et pourquoi je l’ai épousée.
– Elle t’a donné deux enfants.
– Mathilde!
Pour couper court, il se penche pour l’embrasser et elle se laisse faire.
– Je ne retrouverai jamais un homme qui embrasse comme toi, qui caresse comme toi.
– Pourquoi en chercher un autre?
Il l’étreint plus fort, mais cette fois, elle le repousse.
– Va t’asseoir, Victor.
Un ordre. Il ne lui connaît pas cette dureté dans la voix. Il obéit.
– Tant pis pour Patty Pendelton, pour Sarah Hood, pour Axell Sinclair et toutes les autres. Je les ai fait naître et tu les as fait mourir. Tu as peut-être eu raison.
– On forme une équipe, toi et moi. J’ai de grands projets.
– Moi aussi. Je vais commencer par te demander de quitter ce bureau sur-le-champ. On te livrera tes affaires personnelles le plus vite possible.
– …?
– Tu sais que je n’ai jamais eu de talent pour chercher mes pseudonymes, c’est toujours toi qui les trouvais. Aujourd’hui, c’est mon comptable, Finecma, qui vient de racheter 12% des Éditions du Phœnix. Provocom, qui vient de racheter 18 % des Éditions du Phœnix. Le Groupe Berger, qui vient de racheter 11 % des Éditions du Phœnix. Et pour finir, The Mail Ltd., société d’investissements fantôme qui n’est autre que l’anagramme de Mathilde et à qui tu as cédé 16% des parts des Éditions du Phœnix. Avec tes malheureux 33% tu n’es plus majoritaire dans cette maison. Laisse le bourbon en partant, c’est un délice.
Sonné, Victor esquisse un très léger sourire, comme pour répondre à celui de Mathilde. Elle soutient son regard avec un aplomb qu’elle n’aurait pas même imaginé.
– Je n’aime pas du tout ce genre de plaisanteries, Mat.
– Et moi je n’ai plus aucune patience pour les phrases toutes faites depuis que je suis scénariste. Sors d’ici.
Il allume une cigarette pour se laisser le temps de la réflexion, en pompe trois bouffées successives puis l’écrase. Elle croise les bras et le toise avec une arrogance qui la rend plus belle encore.
– Le Phœnix est à moi, Mathilde…
Elle éclate de rire.
– Jérôme m’avait dit combien ce moment-là était divin, mais il était en deçà de la vérité.
Victor frappe du poing sur la table, donne un coup de pied dans une chaise et renverse une rangée de bouquins à terre. C’est le lion qui continue de rugir pendant qu’il s’affaisse, une flèche dans les flancs.
– Essaie de te traîner a mes pieds, on ne sait jamais. Je pourrais m’apitoyer. Je pourrais aussi être dégoûtée, c’est un risque.
– Tu sais ce que le Phœnix représente pour moi… Si tu me l’enlèves, je…
Il s’interrompt net, incapable de proférer une menace. Il sent que la colère lui fait perdre la partie.