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Contre toute attente, il s’agenouille aux pieds de Mathilde.

Il pose sa joue sur son genou.

Elle glisse la main dans ses cheveux.

Ils restent là un long moment sans dire un mot.

Mathilde se souvient.

Puis, en effleurant la joue de Victor, une larme s’accroche à son doigt. Elle la porte à ses lèvres pour connaître enfin le goût qu’ont les larmes de celui qui l’a tant fait pleurer.

– J’ai pensé à une autre solution…

Victor relève lentement la tête comme un chien servile.

– Je te laisse une chance de garder la direction de ma maison d’édition.

– … Tout ce que tu voudras.

– Tu vas m’écrire un roman.

– …

– Un gros roman d’amour qui suinte les bons sentiments.

Victor ne comprend toujours pas.

– Je veux que tu me racontes l’histoire de Victor et Mathilde. Depuis la première minute de notre rencontre. Le premier regard, les premiers mots, les premiers gestes. Je veux lire tout ce qu’il y avait dans ton cœur dès les premiers instants. Je veux des détails parfaitement intimes sur nos ébats, je veux retrouver tout ce qu’on se chuchotait à l’oreille, je veux m’émerveiller du moindre souvenir que j’aurais pu oublier. Je veux des descriptions à n’en plus finir de nos promenades nocturnes, je veux que tu parles de la ligne de mes jambes comme tu le faisais à l’époque, je veux savoir tout ce qui se passait dans ta tête quand tu m’embrassais dans les lieux publics. Je veux que tu te souviennes de chacun de mes romans et de la manière dont tu les as reçus. Tu vas retrouver tous nos grands moments du début, mais aussi tous ceux qui ont suivi. Je veux la splendeur et la décadence. Je veux tout savoir sur la rencontre avec ta femme, tout ce que tu m’as caché, je veux toutes tes trahisons, tes misères et tes lâchetés. Je veux de l’éloquence dans l’horreur que tu m’as fait subir. Je veux ces vingt années-là. Sous les yeux, entre mes mains. Je les veux, rien que pour moi.

Abasourdi, Victor ne songe même pas à se relever et reste à genoux.

– Je veux que ce soit superbe, je veux pleurer en le lisant. Je te laisse un an pour l’écrire. Si ça ne me plaît pas, je te renverrai la copie à la figure et tu te remettras au travail jusqu’à ce que ce petit bijou soit terminé. Tu aimais tellement faire ça.

– … Tu vas vraiment me demander une chose pareille?

– Je sais que tu ne feras pas appel à un nègre, je ne t’imagine pas lui raconter toute notre histoire dans les plus petits détails! Toutes ces choses que tu ne veux surtout pas qu’on dévoile.

Elle éclate de rire.

– Tu vas voir s’il est si simple d’écrire un roman d’amour. Rentre chez toi et mets-toi au travail. Débrouille-toi pour avoir du talent.

Elle lui ouvre la porte et le pousse dehors.

– Tu n’auras qu’à penser à nous…

Louis

Louis entre le dernier dans le théâtre, quand tout le public est installé, déjà conquis, prêt à l’ovation. Quelque chose l’a toujours agacé dans cette étrange unanimité, avant même le lever de rideau. Il se demande si le public ne vient au théâtre que pour voir les acteurs de près et se persuader qu’ils sont magiques. Louis veut bien admettre que certains sont doués pour trouver les mots et d’autres pour les dire, mais il n’a jamais compris pourquoi on vénérait les uns et on oubliait les autres. Chaque fois qu’il voit une salle comble, comme ce soir, il imagine qu’à trois pas de là, un jeune dramaturge coincé dans un gourbi est peut-être en train d’écrire les quatre répliques qui un jour feront crouler le théâtre sous les applaudissements.

Des retardataires cherchent leur place, les autres s’impatientent, un brouhaha monte légèrement vers le dôme. Avant de quitter la salle, il jette un dernier regard circulaire sur les spectateurs, le rideau, les lustres, les robes du soir. Pour la énième fois, il se dit que c’est à cause de tout ça que Lisa l’a quitté.

Sans hésiter sur le parcours, il emprunte divers couloirs, trouve l’agitation des coulisses et entre dans une loge sans y être invité.

Les yeux rivés dans leur reflet, l’acteur se passe un crayon noir sur les cils. Il entrevoit la silhouette de Louis dans son miroir et se tourne, stupéfait.

– Stanick?

Louis dégage une chaise encombrée de vêtements et s’assoit.

– Qui vous a autorisé à entrer?

Louis ne répond pas, l’acteur hausse les épaules et reprend son maquillage.

– J’entre en scène dans cinq minutes.

– Cinq minutes, c’est énorme pour un acteur. En cinq minutes vous pouvez nous emmener très loin.

Penché vers le miroir, le menton en avant, l’acteur recouvre son visage de poudre avec des gestes rapides.

– Je ne vous ai pas vu à l’enterrement.

– J’ai vu son corps par terre avec du sang sur la tempe pendant que vous étiez en Espagne.

– Est-ce que vous seriez en train de dire que rien ne serait arrivé si j’étais resté auprès d’elle?

– Quand on laisse une femme comme Lisa seule pendant trois mois, c’est qu’on ne l’aime pas.

L’acteur fait rouler sa tête sur les épaules pour faire craquer les cervicales.

– Vous vous êtes déplacé juste pour me dire ça, Stanick?

Louis sort un billet plié en trois et le lui tend.

Petite ordure de scénariste raté.

Tu ne perds rien pour attendre. Je vais d’abord m’occuper de l’acteur de merde, il mourra comme Molière! Et il ne le mérite même pas! Ensuite ce sera ton tour, Stanick.

L’acteur jette le papier sur un coin de table et hausse les épaules.

– Un fou. Il m’a déjà envoyé quelques lettres dans ce goût-là.

– Le plus troublant dans cette affaire, c’est ce troisième homme. Il prétend avoir aimé Lisa plus que nous deux réunis, et seul un fou peut dire ça. Vous avez une idée?

– Il n’y a pas de troisième homme, Stanick. Juste un déséquilibré qui lit les journaux. D’après la police, ce genre de dingue ne passe jamais à l’acte.

Louis regarde le petit tas de courrier sur une chaise de la loge.

– Il ne vous a pas envoyé un petit mot d’encouragement, juste mettre la pression?

– C’est possible mais je n’ouvre jamais le courrier avant d’entrer en scène. Superstition.

Un peu déconcerté, Louis réfléchit un instant. Il s’attendait à voir vaciller un homme mais, pour l’instant, rien ne le laisse deviner.

– Je quitte Paris ce soir. C’est le seul privilège du boulot d’auteur, on peut l’exercer dans n’importe quel trou perdu. Vous, en revanche, on sait où vous trouver tous les soirs pendant trois mois. Bien exposé, en pleine lumière.

On toque à la porte pour presser l’acteur d’entrer en scène. Il répond d’une bordée de jurons.

– Vous êtes venu pour ça, hein, Stanick? Vous vouliez voir cette peur. Silence.

Tout à coup, l’acteur éclate de rire, un rire massif qui part du cœur, un rire qui ne peut se partager. L’expression d’une solitude. Et d’une force.

– Vous savez pourquoi je me fous de ces menaces, Louis? Parce que personne, ni vous, ni tous ceux qui attendent dans la salle, ni même ce corbeau de merde ne peut s’imaginer le trac que j’ai à cette seconde précise. Le trac. Peur d’une lettre anonyme, moi? Peur d’un petit crétin qui voudrait me nuire quelque part en ville? C’est d’un ridicule…

Pris à contre-pied, Louis perd tout à coup sa superbe et, comme le spectateur qu’il est redevenu, il regarde l’acteur donner une dernière touche à son maquillage.

– Ce que j’éprouve en ce moment même est une sorte de perfection de la terreur. Ma vie n’a plus aucune importance, j’ai envie de fuir aux antipodes, planter tout le monde, insulter la terre entière, nier que j’existe, hurler pour qu’on me réveille, appeler ma mère, oui ma mère, où est-elle, cette garce, d’ailleurs…? Rassurez-vous, Louis, vous avez payé pour une peur minable et je vous en offre une bien plus terrible et bien plus éloquente. Une peur de première catégorie, profitez-en. J’ai un petit renard au fond l’estomac qui mâchouille tout ce qui palpite, il a de l’appétit le bougre, je le connais bien, je l’ai nourri depuis le premier jour où j’ai décidé de faire ce métier. Est-ce que vous connaissez le délicat frisson d’une goutte d’acide sur un ulcère? J’aimerais voir de mes yeux l’étendue des dégâts, ça doit ressembler à du Victor Hugo: «champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.» Seulement voilà, au bout d’un moment on arrête de se plaindre et on va au charbon, sinon on fait un autre boulot.