Rien ne se passe comme prévu. Louis ne sait plus comment se rétablir.
– … Vous ne manquez pas de panache. C’est sans doute ce que Lisa appréciait chez vous.
– Je ne l’ai jamais poussée à vous quitter, Louis.
– Alors pourquoi, nom de Dieu? Que lui donniez-vous que je n’avais pas?
– Du paraître, juste un peu de paraître! Lisa adorait ça, vous le savez mieux que personne. Je n’ai jamais assisté à autant de dîners mondains qu’après notre mariage. Quand j’ai refusé que Paris-Match vienne nous photographier à la maison, elle ne m’a pas adressé la parole pendant une semaine. Un jour elle a fait une vérole parce qu’elle était placée trop loin du ministre à la remise des Molière. Si vous saviez à quel point je déteste tout le vacarme autour de ce foutu métier!
– Si on m’avait accordé un peu de reconnaissance, juste des bribes, un seul petit éclat de ce qui vous entoure, elle serait peut-être encore près de moi aujourd’hui, bien vivante.
Le régisseur et le directeur du théâtre entrent d’autorité. L’acteur les rassure et demande une dernière minute de patience. Ils sortent.
– Je comprends que vous trouviez tout ça injuste, Louis, et pourtant…
L’acteur hésite, sans doute pour la première fois depuis l’arrivée de Louis.
– Et pourtant si vous saviez à quel point je vous envie.
– …
– Vous, les auteurs, vous n’avez besoin de personne. Vous êtes les premiers à connaître le premier mot de la première phrase. Les autres viendront au gré de votre liberté et de votre fantaisie. Et le jour où nous jouons vos textes, vous êtes déjà ailleurs, loin, en train de préparer le prochain voyage où tous nous voudrons vous suivre.
Le cœur de Louis vient de se vider tout à coup de son fiel.
L’acteur sort de sa loge et claque deux fois dans ses mains, comme un rituel connu de lui seul.
Les deux hommes échangent une longue poignée de main.
Et un regard. Sans doute le premier.
– … Je dois partir, dit Louis. Mais je serai avec vous.
Avant de quitter le théâtre, Louis retourne dans la salle et reste debout sur les marches dans le silence et le noir profond.
Le rideau s’ouvre et l’acteur est là, debout.
Seul.
La salle applaudit à tout rompre et Louis se joint à eux un court instant.
La pièce peut commencer.
Moi
– Le Maestro disait souvent: «Le récit est comme une flèche qui pointe vers sa cible sitôt l’arc bandé.»
– En clair?
– Il faut toujours connaître la fin d’une histoire dès ses prémices. L’épilogue doit être inclus dans le prologue. On devrait connaître la morale de l’histoire à peine prononcés les mots: «Il était une fois…»
Nous nous sommes tous retrouvés, comme prévu, au café habituel à 20h 30. Il nous reste dix minutes avant le tout dernier épisode de Saga. Dix minutes avant nos adieux.
Mathilde commande un grand calva et un café. Elle est étrangement belle, belle, épuisée et sereine. Elle arrive au bout d’une course folle qu’elle vient juste de gagner. Jusqu’au dernier moment, nous étions sûrs qu’elle allait craquer. Mathilde et son cœur monté sur ressorts. Mathilde à qui on peut demander la lune en échange d’un sourire. Nous n’étions pas très rassurés à l’idée de la laisser dans une pièce close avec ce bellâtre qui ne mérite que des baffes. Notre Mathilde n’a pas défailli! Elle a terrassé le dragon de ses amours perdues. Au fil des mois, elle a su se servir de nous comme d’une palette de couleurs: un fond de Jérôme pour l’inventivité dans la vengeance, une nuance de Louis pour la finesse du trait, une petite touche de moi pour la détermination. Mathilde est enfin libre, débarrassée de ses démons. La Saga aura réussi ça.
– Je vais regretter la vodka au poivre, dit Jérôme. Il faut que je m’habitue tout de suite au Jack Daniel’s, double.
Je commande la même chose que lui. Tristan l’attend, dehors, affalé dans la Renault Espace qu’ils louent depuis deux jours. Je pense n’avoir jamais vu Jérôme aussi heureux que ce soir. Il m’a promis de me montrer le film où Sauvegrain tombe dans son piège incensé. Là encore, je ne suis pas pour rien dans l’écriture de cette saynète. Si le dialogue est entièrement de Jérôme, l’apparition furtive de Spielberg est une idée à moi (j’y suis allé de ma théorie sur la crédibilisation maximale par la surenchère et le détail réaliste). Combien d’heures avons-nous passées à mettre au point cette scène toute simple qui, sur le papier, n’occupait pas plus de cinq feuillets. Au bout de la huit ou dixième version, nous l’avons fait lire à Louis qui a changé deux ou trois répliques et nous a donné sa bénédiction. Sans oublier de nous traiter de dingues. Le casting fut l’affaire de Lina et ses chercheurs de tête. À l’heure qu’il est, Jérôme peut se considérer comme un homme riche qui vient de retrouver son honneur et le respect de lui-même. Prêt à faire tenir tout Hollywood dans le creux de sa main. Plus encore que le bourbon, il semble goûter chaque minute de notre séparation, comme s’il se préparait déjà un souvenir.
Louis commande une grappa. À sa manière, il nous fait comprendre qu’il est déjà loin. Lui aussi.
– C’est un truc de novice que de vouloir partir comme un fou sur une idée de départ en se disant qu’on trouvera bien une fin en cours de route.
La fin. Il lui a bien fallu en trouver une avant de quitter Paris. Hanté par le fantôme de Lisa, il ne pouvait plus reculer le duel avec l’acteur. La seule qui pouvait lui venir en aide était Mathilde. Si l’atout cœur de notre fine équipe est une conseillère conjugale hors pair et une spécialiste ès-adultère, elle n’a pas son pareil pour décrypter le langage étrange de la jalousie.
Sur le téléviseur perché dans un coin du bistrot, je vois le visage du présentateur du 20 h s’effacer derrière le générique. Les pubs et la météo vont suivre; le compte à rebours est enclenché. Il est trop tard pour changer quoi que ce soit.
– J’aimerais bien voir la tête que ferait votre Maestro devant le moindre épisode du feuilleton.
Louis nous montre un énorme sac de sport plein à craquer.
– J’emporte l’intégrale de la Saga en cassettes, dernier épisode compris, William m’en a fait une copie. Je suis sûr que le Maestro appréciera à sa juste valeur, même s’il est pris de tics nerveux dès qu’il passe devant un écran télé. J’ai envie de lui montrer tout ce que j’ai fait hors de sa vue.
Hors de sa vue. Chaque fois qu’il évoque le Maestro, je pense à un œil. Peut-être un regard. Celui d’un voyeur ou d’un Dieu scrutateur. Dans l’œil de Louis, on lit la hâte d’aller le retrouver.