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I

Florient, c'est l'invention du siècle. Vous fermez les yeux, vous pressez le bouton et la pièce s'emplit de l'odeur des pins de nos bois. Sans le purificateur d'air Florient, je ne pourrais plus vivre. À la maison, j'ai un atomiseur dans chaque pièce, avec odeurs différentes : jacinthes, roses, pin, fougère, mousse. Je m'enferme, je vaporise, je ferme les yeux, je suis ailleurs, c'est le paradis du nez, le voyage par l'odorat. Quand je fais griller des hamburgers, c'est le même phénomène : l'odeur de la fumée me transporte ; c'est surtout des odeurs dont je parle dans mes poèmes, l'odeur de Marise le matin quand le soleil traverse les pales des jalousies, l'odeur du champ quand je chasse la corneille qui sait autant que moi que c'est un jeu, que je ne vais pas la viser, qui se contente de se soulever paresseusement chaque fois que je tire, qui se garde à bonne distance quand même. Elle se méfie, la corneille, elle a raison. À qui faire confiance, je veux dire : à qui vraiment peut-on tout confier. Je n'ai jamais dit à personne, quand j'étais à l'école, que je voulais être géographe, pas un client ne soupçonne quand je lui sers un café que, pour moi, l'homme le plus heureux aujourd'hui c'est peut-être l'ingénieur. J'en sais des choses. Mais je n'en ai jamais su assez pour passer à l'université. D'ailleurs, tout ça c'est de la frime : leur instruction obligatoire ne les oblige pas à vous aider. Société de pourris. Ils ont fait de nous des laveurs de carreaux instruits. J'aime mieux mon château : Au roi du hot-dog, c'est moi le prince et le ministre, et si je ne veux pas travailler, je n'ai qu'à fermer les volets. Quand je fais griller des saucisses, je m'imagine que c'est des curés qui brûlent. Je fais mes révolutions sur la bavette du poêle, c'est très efficace, je gagne chaque fois, je contrôle les référendums, j'attends qu'ils meurent tous et puis je nettoie la grille. Des jours, je me dis : Galarneau, tu n'as pas de cœur. C'est possible. Mais pour avoir un cœur, aurait fallu que quelqu'un me le donne. Ou qu'on consente à m'en prêter un, quitte à le reprendre un jour, un jour comme aujourd'hui où la pluie fine dessine dans les vitres du stand des fleuves, le Gange, le Mississippi, le Saint-Laurent, pas des rivières, des fleuves larges, sains, qui mouillent tout un pays comme un enfant mouille toute sa couche. Je me replie derrière la pluie. Elle fait rideau, elle fait écran, personne ne viendra. Ce jeudi soir, je ferme, j'irai jouer aux cartes à l'hôtel Canada, il y a toujours des commis voyageurs qui s'ennuient. Marise m'attendra, j'ai pas le cœur à rire, j'ai pas le cœur à pleurer, j'ai pas de cœur du tout, je vais jouer carreau de pluie, trèfle de champs. Martyr est toujours sous l'orme, comme s'il n'avait pas bougé depuis hier midi. Je dirai :

- Messieurs, bonsoir.

- Salut, Galarneau. Comment va le restaurant ?

- C'est pas demain que vous me verrez millionnaire !

- Mais tu as la paix.

- J'ai la paix ; si on jouait au black jack ?

- T'as de l'argent ?

- Je vous joue ma recette de la journée. Deux dollars quatre-vingt-huit.

- C'est pas grand-chose.

- J'ajoute mon épouse.

- Marise ?

- J'ai dit mon épouse. Elle habite Lévis. Je vous donne son adresse avec un petit mot d'introduction.

- Dans ce cas, je te joue Mary avec qui j'ai couché trois fois à Mistassini, la plus belle sauvagesse de la réserve.

- Toi ?

- La bonne du curé de Saint-Léonard-de-Port-Maurice. Elle n'est pas jeune mais elle se parfume à l'encens et son patron connaît le vin.

- Moi, je joue la femme de chambre du Chanteclerc, celle qui a les cheveux roux et même - chose rare, messieurs - des taches de rousseur sur une seule fesse.

Nous jouerons au black jack pendant que, dehors, la pluie du jeudi continuera de tomber, je gagnerai la sauvagesse et la bonne du curé, je perdrai ma femme, celle du Chanteclerc et mes deux dollars quatre-vingt-huit sous. Stie. Ça va me faire une baptême de belle soirée. C'est Aldéric qui paiera la bière. Papa aurait aimé ça, une soirée pareille, avec la télévision derrière ouverte, mais qu'on ne regarde pas parce qu'il n'y a rien à voir le jeudi soir à la télévision. Nous boirons du petit blanc sûrement, s'il n'y a pas trop de clients. Nous serons discrets, je demanderai à Aldéric, qui est un sérieux menteur, qui s'est fabriqué un passé comme une courtepointe, avec des morceaux qu'il change quand il en a assez, sacré grand-papa fort en couleurs, de nous raconter la prohibition. Il adore ça, se rappeler sa jeunesse.

Est-ce qu'un jour, quelqu'un va me dire : Galarneau, c'était comment dans ton temps ? Dans mon temps !

Il pleut plus fort encore, j'entends l'eau des gouttières qui s'accumule dans le baril, ça doit être ce temps qui me rend triste. Dans mon temps ! Il restait encore un cheval debout, il s'appelait Martyr, il ne tirait plus rien, mais personne n'avait le courage de l'achever, il mourait de vieillesse à quinze ans, j'en avais vingt-cinq. Dans mon temps, dans mon Amérique à moi, pour être heureux, il fallait être riche, très riche, ou instruit, très instruit, ou crever ou crever des bulles, des rêves, des si. On pouvait écrire des livres aussi.

D

Marise veut que je me dépasse, ma première femme aussi voulait que je me dépasse et puis, finalement, c'est elle qui m'a dépassé en grande, dans le virage...

C'était quelques semaines après l'enterrement de papa, je travaillais avec Aldéric à l'hôtel Canada, assistant-barman. J'avais refusé de retourner aux études. Je servais les hommes dans l'arrière-salle, mais j'étais trop jeune pour boire. Ils s'amusaient à mes dépens.

- Prends donc un petit gin avec nous, le jeune !

- Envoye ! une bière, ça peut pas te faire de tort.

- Ça n'a jamais fait de mal à personne.

- Serais-tu Lacordaire, Christ ?

Je me contentais de sourire, encadré par les verres et les bouteilles. Jacques, mon frère, qui est écrivain professionnel à Montréal mais qui vient quand même manger des patates frites, des jours où il fait beau ou bien le dimanche matin (il les aime comme moi, avec beaucoup de vinaigre et de sel), était toujours en Europe. La mort de papa n'allait pas changer ses plans. Il préparait sa carrière. Il m'écrivait encore ponctuellement et quand je ne recevais pas de lettre le samedi, j'étais déçu. À cette époque, il voulait surtout que je lui décrive l'enterrement, il exigeait toujours plus de détails, la couleur du cercueil, si tante Rita était avec le vieux MacDonald, qui est-ce qui avait gardé le crucifix de cuivre, ne pouvait-on loger maman au village, Aldéric s'était-il réconcilié avec papa avant que celui-ci ne perde conscience, combien de personnes dans l'église, les fleurs venaient-elles de chez McKenna ou de chez Mme Hamel fleuriste incorporée ? Je lui répondais le soir même, je n'arrêtais pas de décrire ceci, cela, la plupart du temps j'inventais parce que ces deux semaines avaient été pour moi pires qu'un rêve, pires qu'un rhume de cerveau, j'avais les oreilles bouchées, les yeux gluants, je n'avais vraiment rien remarqué. Puis nous avons cessé de parler de papa, Jacques s'est mis à me conseiller de retourner en classe, je ne voulais pas. Il insistait pour qu'au moins je suive des cours par correspondance. Mais je n'avais pas confiance et puis, est-ce qu'on peut devenir ethnographe par correspondance ? J'aurais peut-être dû aller aux cours du soir mais avec les heures de travail à l'hôtel, c'était trop épuisant. Rien ne coïncidait. Pourquoi s'instruire ? On n'a pas besoin de s'instruire pour s'enrichir : il suffit de voler. On n'a pas besoin de s'instruire pour être heureux : il suffit de ne pas y penser.