Выбрать главу

— J’aimerais ! avoué-je.

— Je devine ton scepticisme et il me serait agréable de le dissiper. Prenons par exemple le motif de ta venue chez moi…

Je rigole urbi et orbi.

— C’est ça, devine un peu ce qui m’amène !

Là je me cintre comme un arc-boutant roman. La raison qui m’amène ici est tellement extraordinaire, tellement effarante que la plus lucide des extralucides, celle qui traduit le mieux le marc de café en français, ne serait même pas fichue de la subodorer !

Le fossile se livre alors à une gymnastique fantastique. Le voilà qui se met à me tourner autour comme un chien tourne autour d’un bec de gaz. Il se hausse sur la pointe des nougats, ou bien s’accroupit. Il me mate à la loupe et à l’œil nu ; me palpe, me hume, me grume, m’ausculte, me consulte, me suppute, me goûte, me dégoûte (il sent l’ail), me détecte, me débusque, m’investit, me conquiert, m’apprécie, me démystérise, me réalise, me simplifie, m’aplanit, me dénominateurcommunise, m’écoute, m’interprète, me restitue.

Cela dure, mais je prends patience. Enfin il laisse retomber sa loupe sur sa poitrine, comme la marquise terrifiée par une braguette déboutonnée laisse retomber son face-à-main.

— Ma valise n’est pas prête, murmure-t-il enfin.

Je frémis.

— Et, poursuit le nouveau Sherlock Holmes, ma femme a porté mes vêtements légers chez le teinturier. Je n’ai que des costumes d’hiver. En Grèce, je vais crever de chaleur !

Un qui a le regard en portée de musique, c’est bien votre cher San-Antonio, mes poulettes. Ça se met à vaciller autour de moi. Se peut-il que le bon débris ait réellement découvert l’objet de ma visite ! Mais alors il est plus fort que son maître, Pinuchet ! Il pulvérise le mystère. Avec lui l’isoloir de la pensée n’est plus qu’une vitrine illuminée. Aucun anonymat n’est plus permis !

— Continue, haleté-je.

— Je comprends que le Vieux soit dans tous ses états, reprend docilement la Gatoche. Une affaire pareille, si elle est connue, risque de faire couler beaucoup d’encre.

Je vis dans un rêve. Je me dis que tout ça n’est pas pensable, que je vais me réveiller et qu’il n’y aura plus de Sherlock Holmes, plus de Pinaud devin : la blafarde réalité va revenir, morne et quotidienne, sans mystère.

— De quoi parles-tu ?

— De cette disparition inimaginable, parbleu ! me répond-il de son ton tranquille. Le ministre des Beaux-Arts doit en faire une maladie.

Je me dresse et le cramponne aux épaules.

— Finis tes giries, Pinuche.

— Comment, mes giries ! C’est la vérité ou non ?

— Justement, ça l’est trop pour que tu l’aies devinée.

— Ça n’est pas de la divination, San-A., mais de la déduction !

— Très bien, me calmé-je, en ce cas explique-moi le cheminement de ta pensée.

Il opine et tire quelques bouffées de sa pipe en me considérant d’un œil évasif.

— Si tu veux… Je vois que tu sors d’une conférence qui a duré un bon bout de temps car ton pantalon fait des poches aux genoux ; or nous sommes le matin et tu n’es jamais parti de chez toi sans avoir un pli impeccable ! La conférence en question a eu lieu chez le Vieux car tu sens son parfum, lequel est, si je ne m’abuse, « Cuir et Poil » de chez Chmugle. Cette conférence fut âpre car on a pétri les revers de ton veston. C’est une fantaisie que tu ne pourrais tolérer de quelqu’un d’autre que le Vieux ! Il y a dans ta poche deux billets d’avion pour Athènes ! Tu comptais emmener Bérurier avec toi et tu arrives de chez lui. Je le sais car on est en train de regoudronner son trottoir et il y a des particules d’asphalte en fusion à tes semelles. Tu ne l’as pas trouvé puisqu’il est parti en vacances hier soir avec Berthe, alors tu t’es rabattu sur moi.

Derrière son écran de fumaga, il a l’air d’un vieux ouistiti déguisé en Sherlock Holmes. Son regard est pareil à deux gouttes d’huile figées.

Pourquoi, soudain, me sens-je gêné par son insolente perspicacité ? Pis que gêné : incommodé. Il m’entraîne vers les frontières indécises de la quatrième dimension, le Dévasté. Gentiment du reste, et sans plastronner. Je lui ai demandé une preuve de son nouveau savoir et il me l’administre, un point c’est tout.

— Bravo pour la première partie de cette démonstration ! fais-je à la Vieillasse, il m’intéresserait maintenant de savoir ce qui t’a amené à me parler de vol et de Beaux-Arts ?

Le Déchet se cueille une paupière entre le pouce et l’index et se la remonte de trois centimètres, mettant à l’air libre une rétine couleur de pisse d’âne.

La fumée m’irrite les yeux, m’explique-t-il.

Il se racle misérablement la gorge. Tout ce qu’il fait a quelque chose d’avorté : ses gestes sont incertains et ses paroles frisent. On dirait qu’il vit sur de la tôle ondulée.

— Les journaux et la télé n’ont parlé que du retour en Grèce de la Victoire de Samothrace, San-A. On nous a montré le départ de la statue du Louvre, son embarquement à bord du Kavulom-Kavulos et le bateau en mer avec les ministres se serrant la pogne. Et puis voilà qu’on ne nous fait pas voir son débarquement à Samothrace et qu’on nous apprend que les grandes festivités prévues dans l’île sont repoussées de quinze jours because le roi de Grèce aurait la grippe ! Tout cela ne me paraît pas catholique, ni même orthodoxe. Et j’en tire la conclusion suivante : la Victoire de Samothrace a disparu. La police grecque n’arrive pas à remettre la main dessus et la France dépêche là-bas son meilleur limier, en l’occurrence le commissaire San-Antonio. Me suis-je trompé ?

Sa petite toux catarrheuse se fait entendre à nouveau.

— Pinaud, balbutié-je. Tu es le flic le plus confondant de l’après-guerre. Effectivement, tu as deviné juste : ON A VOLÉ LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE !

CHAPITRE II

DANS LEQUEL EST EXPOSÉ EN DÉTAIL LE VOL DU SIÈCLE

M’est avis, les gars, que si la presse apprend ça il va y avoir de drôles de manchettes à la une. Manchettes à côté desquelles celles de Bollet ou de Delaporte ressembleront à des caresses d’amoureux. Après une histoire pareille, si on était encore en trois, ou quatrième République, le ministre des Beaux-Arts (bien qu’il soit blanc comme neige) serait contraint de démissionner. Cette manie, aussi, de prêter les chefs-d’œuvre les plus inestimables du patrimoine national comme on prête une turbotière à sa voisine de palier ! Tu veux la « Joconde » pour cloquer dans ta salle à manger ? Tiens, camarade, la voilà ! Ça te ferait plaisir la « Vénus de Milo » afin de décorer ton livinge ? Prends, mon pote ! T’as besoin de la « Victoire de Samothrace » pour ta kermesse ? Sers-toi, mec, c’est la moindre des choses. Y a pas de raison qu’elles s’arrêtent là, ces prodigalités. On fourgue déjà notre pognon, on expatrie nos putains, on vide nos musées, bientôt, dès qu’un pays aura besoin d’être compris, on lui prêtera le Général, je prévois ! On croit que j’exagère, mais vous verrez ! Il est clairvoyant, San-A. Notez que j’ai pas l’âme d’un grippe-sou, seulement alors que les autres en fassent autant ! Qu’on mette tout en commun une bonne fois ! Mais les copains sont pas si dingues ! Ils nous prêtent l’Aurige, les Grecs, dites voir ? Et les Amerlocks, ils nous la rendent pour égayer la Foire de Paris, la statue de la Liberté ? Des clous ! Les Japonais qui nous égratignent la « Vénus », vous espérez qu’ils nous enverront le Fuji-Yama à l’occasion du salon de Loto ? Vous pouvez toujours attendre ! Marrons, cocus, plumés nous sommes ! Ils nous piquent nos profs, ils nous piquent notre or, notre tapioca, notre gloire ! Faudra leur filer la tour Eiffel, la rive gauche du Rhin, notre beaujolais ! Il restera plus que les bouquins de San-Antonio parce qu’ils sont intraduisibles ; mais ces vaches-là seront capables d’apprendre l’argomuche pour les lire ! Donc, la « Victoire de Samothrace » j’y reviens, voilà que m’sieur le ministre la propose aux Grecs. Il décide qu’elle a besoin d’aller renifler l’air du pays, la dame sans tronche ! Se faire dorer les plumes au soleil de la mer Egée. Justement, une grande fête doit avoir lieu dans l’île de Samothrace. Y a pas meilleure occasion ! On emballe la « Victoire » dans du coton. Caisse blindée. Scellés posés en grande pompe sous le feu des caméras. Le Zitrone traduit du grec le discours de Son Excellence M. l’Ambassadeur Athirlarigos. Ça marseillaise, ça garderépublicainsabrauclaire, ça frémit. Tout le monde c’estbeaulafrance en chœur ! On aime les Grecs de leur faire cette fleur ! On les chouchoute ! On les embrasse. On se fait empapadréouter par eux ! Et puis, avec des outils perfectionnés, à tubulure vaginostatique surcompensée, on charge the Samothrace’s victory sur un strader. Des motards en gants blancs ouvrent et ferment la marche. Le camion fonce sur Marseille sans escale. Parvenu dans la cité phocéenne, on hisse la « Victoire » à bord d’un cargo tout blanc, tout neuf, tout grec : le Kavulom-Kavulos. Foule nombreuse ! Re-discours, re-Marseillaise (à Marseille c’est normal). La caisse plombée, scellée, tricolorisée, matelassée, cadenassée est descendue dans la cale. On l’arrime (et la rime est riche). Deux matafs se relaient pour monter la garde. La mer est tellement d’huile que les pêcheurs attrapent des boîtes d’Amieux au lieu de rougets. Le voyage s’effectue sans incident. Une seule escale à Athènes. Et puis c’est l’arrivée à Samothrace. Là on sort la caisse des entrailles du navire. On la drive jusqu’au bâtiment construit exprès pour héberger la statue. Des techniciens l’ouvrent. Et que trouvent-ils à l’intérieur ? Un bloc de fonte pesant sensiblement le même poids que la « Victoire ». Stupeur ! Calamité ! Orage ! Haut désespoir ! On se frotte les châsses ! On s’entre-pince pour se prouver qu’on n’entre-rêve pas. A la fin on se rend à l’évidence en colonne par quatre : la « Victoire » a disparu ! Les Services Secrets grecs sont alertés. Ils alertent les services français. Un expert trace à Samothrace et rend son verdict : il ne s’agit plus de l’emballage initial, mais d’une copie d’emballage. Alors on reconstitue le trajet de la fameuse sculpture. Où, quand et comment la substitution d’un bloc de marbre pesant plusieurs centaines de kilos s’est-elle opérée ? Impossible de le déterminer ! Depuis l’empaquetage au Louvre de la « Victoire » on ne l’a plus quittée ! Le commandant du Kavulom-Kavulos est interrogé longuement. Cet officier a tellement le sens de l’honneur qu’il tente de se suicider en avalant un presse-papiers représentant le Parthénon. Pour éviter les fuites on consigne l’équipage du barlu et les techniciens ayant procédé à l’ouverture de la caisse. Le ministre des Beaux-Arts de l’Hôtel de Ville pique une crise et somme le Vieux de faire le nécessaire. Dans les cas graves, on fait toujours appel à San-Antonio, est-il besoin de vous le rappeler ? Si yes, voilà qui est fait ! Comme l’a déclaré Pinuche, l’amer des sagaces, la conférence a été longue et passionnée. Le Tondu a effectivement malmené mes revers au cours de ses exhortations. « Mon cher ami, à notre époque un vol pareil est inadmissible. Nous péririons sous le ridicule si le public l’apprenait ! Il faut, m’entendez-vous ? Il faut retrouver la « Victoire de Samothrace » dans les plus brefs délais et avec le maximum de discrétion, il y va de l’honneur de la France tout entière. » Là j’ai refermé le ban à cause des courants d’air et défroissé tant bien que mal mes revers. Quand le Vieux cause de l’honneur national, on a le fondement qui fait roue libre. Je me suis levé, pâle, le nez pincé, les yeux braqués sur la ligne bleue des Vosges. « Je vais faire l’impossible, patron. »