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— Vous sortez beaucoup de flacons par jour ?

— Deux à trois cents seulement, m’assure le rondouillard.

Cynthia participe itou à la visite. Lorsque je ne pige pas un terme un peu technique (Mac Ornish ne parle qu’anglais), elle sert de traductrice. Quand je vous disais qu’elle était douée pour les langues, la mignonne !

J’ai droit à tout le processus de fabrication. On distille, puis on met à vieillir dans des fûts spéciaux.

Ceux-ci sont alignés dans un sous-sol adéquat, percé sous l’ensemble des bâtiments. Cette immense cave, c’est ce qu’il y a de plus impressionnant. Une lumière crue éclaire l’espèce d’immense crypte et les cuves hermétiques, rangées les unes à côté des autres, ressemblent à une horde de monstres accroupis. Sur chacune d’elles, il y a une plaque de cuivre portant un millésime. Cynthia me dit que c’est la date de mise en fût. Un très bon scotch a au moins dix-huit ans de vieillissement. Passionnant, non ?

J’éternue, car il fait vachement frais dans cet entrepôt souterrain. Je prends vite mon tire-gomme pour éponger le désastre. Trop vite même car je le fais choir. Et c’est en le ramassant que j’aperçois sur la terre battue quelque chose d’insolite : quelques minuscules taches pourpres.

Si nous étions dans un chais de viticulteur, je n’y prêterais pas attention, mais le whisky n’a Jamais été carmin, que je sache, hein ? Ces taches ont une forme d’étoile. C’est du sang, mes frères. Sans doute un ouvrier s’est-il blessé en manipulant la futaille ? Et pourtant ça me fait tiquer.

La visite s’achève peu après et je me retrouve enfin seul avec Cynthia. Elle porte une toilette mauve qui fait ressortir sa blondeur et elle sent bon comme un été à Capri. De la boîte de luxe.

— À propos, dis-je, vous avez des nouvelles de votre agresseur ?

— Rien. Tante Daphné n’a pas voulu que je porte plainte. Ici on se soucie terriblement du standing et on trouve qu’une enquête policière a toujours un petit côté humiliant, même quand on y tient le rôle de la victime…

C’est tout.

Elle me propose de prendre le thé dans un club mixte.

J’évite de lui dire que je préfère mettre de l’eau chaude dans ma baignoire plutôt que dans mon estomac et je vais déguster une tasse de Ceylan en grignotant de la pâtisserie ayant un goût de fleurs. Ah ! la drôle d’enquête, mes amis. Le San-A. préfère l’action, vous le savez ? Le côté rond de flûte, baise-paluche, petit doit levé sur la tasse de thé, c’est pas dans mes cordes et je commence à maudire mon impulsion. C’est bibi qui a proposé au vioque cette enquête. Dans la vie on en fait toujours trop, croyez-moi. Les hommes se comportent comme des comédiens de tournée miteuse.

Les chargeurs réunis. On ne vous demande rien et voilà que vous vous engagez dans les troupes-aéroportées, que vous lavez les chaussettes d’un cul-de-jatte ou que vous aidez un pote à payer sa chignole achetée à croum en plusieurs broches.

— Vous paraissez songeur ? murmure Cynthia en me saisissant la main.

Et d’enchaîner :

— Quel est votre prénom ?

— Antoine. Mais vous pouvez m’appeler Anthony, je suis bilingue.

Nous terminons agréablement la journée, sauf qu’au moment de reprendre la route de Stingines nous tombons sur sir Concy qui nous attend de toute évidence, au volant de sa Sprenett à double carburateur et, purgeur à huile de ricin.

Cynthia freine en l’apercevant. On se dit bonjour comme on mange des pommes de terre trop chaudes, et le cher Concy me propose de monter à son bord, afin, dit-il, de me faire apprécier sa tire.

Comme il est gênant de refuser, j’accepte.

À peine ai-je refermé la portière que cet individu, se prenant pour Moss dont il a la nationalité sans en avoir les réflexes, fait un démarrage sur les bouchons de roue. Je suis plaqué contre le dossier de mon siège tandis que mon estomac reste en suspens, à quarante centimètres de moi.

San-Antonio a des nerfs d’acier, de cela personne ne doute, j’en suis convaincu, sinon j’aimerais connaître le sceptique éventuel pour lui déguiser le nez en tomate éclatée. Au lieu de faire à gla-gla sur l’air de « J’ai le hoquet, Dieu me l’a fait », je sors ma lime à ongles et je m’astique la lunule exactement comme si je me trouvais dans une salle de cinoche pendant l’entracte et non dans une chignole à contre-petterie culbutée et stores vénitiens sur tambour dont l’aiguille du compteur est tombée amoureuse du nombre 190.

Cette impressionnante démonstration de force morale le calme un peu et Monsieur Duconnot ralentit. Ce zig, pas besoin d’avoir potassé les lignes de sa main pour comprendre qu’il a la ligne de cœur en paquet de ousson. Un jalmince ! La plus triste catégorie dans l’ordre des truffes. Les gnaces qui se détériorent les cellules grises à douter de leur bergère me cassent les noix. Comme si un type pouvait espérer s’annexer une femme fidèle !

Il n’y a pas de femmes fidèles, il n’y a que des femmes frigides. Vaut mieux partager un brasero que de s’assurer l’exclusivité d’une banquise, tout le monde sait cela, y compris les esquimaux (qu’ils s’appellent Gervais ou autrement) puisque lorsqu’ils vous accueillent ils commencent par vous proposer leur pin-up à l’huile de foie de morue.

Sir Concy crève de jalousie. Il a tout de suite pigé que sa fiancée s’en ressentait gros comme le Palais de Versailles pour moi, et il peut pas admettre. Alors, comme tous les torturés du battant, il a besoin d’une conversation avec ma pomme.

— Qu’êtes-vous venu faire à Stingines ? demande-t-il soudain, après une longue période de silence.

— Je crois vous l’avoir expliqué, balancé-je négligemment. J’écris un livre sur…

— Je ne pense pas.

Du coup je ne vois pas rouge, mais pourpre !

— Vraiment ?

— Je préfère vous dire que je n’ai pas coupé dans le récit de l’attentat contre Cynthia. Si les sujets de vos romans sont aussi mauvais que cette histoire-là, vous ne devez pas être un écrivain de premier plan.

Je continue de tiquer. J’suis pas méchant, mais je donnerais la moitié de vos revenus contre un ticket de métro deux fois perforé pour pouvoir m’expliquer avec cet affreux à ma manière laquelle est assez frappante.

— En somme, me contiens-je, vous mettez en doute la parole de votre fiancée ?

— Je mets en doute l’authenticité du bandit. C’est un mauvais scénario.

Je lui tapote l’épaule.

— Sir Concy, dis-je, vous rendez-vous compte que vous êtes en train de m’offenser gravement ?

Vachement bien tourné, non ? Vous devez avoir l’impression de vous être gouré de lecture et de batifoler dans un roman de cape et d’épée. À la cour de François the first on ne s’exprimait pas plus élégamment.

— Peut-être, reconnaît le triste sir Concy en crispant sa mâchoire de brochet.

— Alors je vais vous demander de bien vouloir me faire des excuses, m’emballé-je.

J’en peux plus. Et, manque de bol, ma soupape de sûreté est grippée et n’a pas encore pris son Aspro.

— Ça m’étonnerait, ricane l’affreux jeune daim.

— Pas moi, fais-je. Arrêtez votre trottinette de débile mental et vous allez voir…

— Vous croyez me faire peur ? demande-t-il.