— Allons, mon frère au visage pâle, remettez-vous et narrez-nous !
Il détranche mes compagnons.
— Qu’est-ce que ces ouistitis foutent… heug… là, à me regarder comme des… heug…
— Ils m’ont aidé à te délivrer de ce fût. Dire que tu as failli périr dans un tonneau, toi, Bérurier ! On croit rêver ! Allez, explique !
Il balbutie.
— Z’auriez pas un peu d’eau ?
Je sais bien que notre époque est aux émotions fortes. Mais tout de même, entendre le Gros demander de la flotte, ça commotionne. On lui apporte un verre d’eau et à mon grand soulagement il s’en asperge la nuque.
— J’ai une de ces migraines, mon pote ! Ces vaches m’ont filé un coup de baguette magique sur la noix qu’un bœuf en aurait perdu ses cornes !
— Les tiennes sont mieux attachées, probablement ! Raconte voir un peu comment les choses se sont déroulées…
Il exhale un rot qui plaque Mac Ornish contre le mur, puis il éternue très fort.
— Cette vacherie de whisky, j’en ai partout, j’en suis complètement imbibé… Bon, eh ben, pendant que t’étais pas là, j’ai surveillé not’ monde… Pour cécoinces (il désigne Mac Ornish) rien à signa… beugler ! Mais cézigue… (il montre sir Concy avec une discrétion exquise) est allé faire un tabac du tonnerre au château. Je l’ai vu à la jumelle ! Il gesticulait ! Et il devait gueuler tellement que je m’étonnais de pas entendre. Enfin, il est parti… Moi je me suis tiré de chez Gladys pour essayer de savoir de quoi il retournait…
Il s’interrompt.
— Brrr, ça me colle des brûlures au zophage, cette gnole ! À partir de dorénavant, je boirai que du Muscadet et du Beaujolpif, t’as ma parole.
— Merci, je la mets précieusement de côté. Continue…
— Je crois, réfléchit le Mahousse, que j’ai commis z’une imprudence.
— En faisant quoi ?
— En revenant au château.
— Tu es revenu au château ?
— J’ai pris par les communs, comme on dit. Je m’ai annoncé en loucedé et j’ai expliqué aux larbins que j’avais oublié ma montre dans ma chambre. J’y suis été et je m’ai planqué dans un petit cagibi qui se trouve juste à côté.
— Espèce de Misérable protubérance imbécile ! fulminé-je, je t’avais recommandé la plus grande prudence pourtant.
Le Gravos secoue sa noble tête à laquelle il ne manque qu’une sauce vinaigrette pour la déguiser en tête de veau.
— La différence qu’y a entre moi et Bayard, fait-il, c’est que j’ai pas d’armure, rappelle-toi toujours de ça, Commissaire de…
— Suffit, poursuis !
— J’ai attendu quèques heures dans l’oscurité. Je voulais faire accroire aux autres loufiats que je m’étais barré, tu piges ?
— Parfaitement, after ?
Dans le fond, c’était pas tellement idiot et, une fois de plus, force m’est de saluer bien bas le courage indomptable du Preux Béru.
Les autres écoutent — du moins sir Concy et sir Constence Haggravente qui sortent d’Oxford (et fait reluire) et causent le français — avec une attention silencieuse. Mac Ornish, quant à lui, nous dévisage à tour de rôle pour suivre sur nos frimousse le sens des mots proférés par Bérurier.
— J’ai s’attendu la nuit avant de m’hasarder hors de la planquette, poursuit le rescapé du scotch. M’a fallu de la patience pour patienter là-dedans.
— Tu t’es endormi ? deviné-je.
Il rougit.
— Mettons que j’ai somnolé un chouïa. Dans un réduit c’est pas folichon et j’ai jamais supporté la castration.
Sir Constence Haggravente se tourne vers moi, soucieux.
— Ne dit-on pas aussi claustration ? me demande-t-il.
— On le dit « aussi ».
— Thank’s.
— Je peux causer, oui ? proteste le Gros qui redoute qu’on lui ôte ses effets autant qu’il réprouve la castration.
— Tu peux.
— Je m’ai donc fait une espédition dans la baraque. Comme je la connaissais, j’avais pas de mal à me repérer… J’sus descendu et j’ai vu du feu au salon. Je m’en ai approché, je m’ai baissé pour mater par le trohu de la serrure, et j’ai vu la môme blonde toute seule. Et puis tout par un coup, mon pote, je me ramasse sur la calbombe un de ces coups de goumi ! Je peux pas te dire si que j’ai vu des étoiles ! Le sirop, vite fait ! Comme si qu’on aurait coupé le courant. Vrran, partez !
— Et alors ?
— Alors fini. Je m’ai plus rendu compte de rien ; sauf peut-être, maintenant que j’y réfléchis, y me semble qu’on m’a trimbalé dans une bagnole. Quand j’ai repris connaissance j’étais dans cette vacherie de whisky, à barboter. Je me noyais et c’est ça qui m’a tiré des limbes. Au moment où que j’allais canner, j’ai pu respirer. Pour ça je devais me tenir juché sur un tas de j’sais pas quoi qui se trouvait dans la cuve aussi. En tenant ma bouille au ras du couvercle, j’arrivais à assorber un peu d’air.
« Seulement à tout bout de champ mon pied glissait et je repartais dans le fond de la cuve pour boire une tasse…
Il se tait.
— C’est tout, annonce-t-il.
— Je crois que nous sommes arrivés à temps pour te tirer de là, non ?
— Je le crois itou.
— Le tas dont tu parlais c’était un cadavre, mon chéri.
— Pas possible.
— Et tu as pu t’en tirer parce qu’ils t’ont jeté dans la cuve. Avec ton poids une partie du whisky a débordé, laissant ensuite un vide qui t’a permis de hisser ta splendide physionomie hors du liquide.
Je fais face à sir Concy.
— Eh bien, Phil, doutez-vous encore ?
— Non, Commissaire. Je m’aperçois un peu tard que je suis tombé amoureux d’un monstre.
Et maintenant ? demande Mac Ornish, à qui on vient de faire un résumé en anglais des péripéties béruriennes.
Je me tenais devant la fenêtre de son bureau, regardant la cour morose de la distillerie. Je rêvassais, ou plutôt je prenais conseil de Moi-même (un de mes bons amis que je délaisse un peu). Je me retourne.
— Maintenant, c’est l’hallali ! Mac Ornish, cette fois c’est vous qui allez appeler Stingines Castle. Vous demanderez Cynthia et lui direz qu’il vient d’arriver un grand malheur : Concy m’a trouvé et tué. Vous lui direz qu’il veut la voir une dernière fois avant d’aller se constituer prisonnier, vous pigez ?
— Je ne vois pas trop où vous voulez en venir, mais je vais faire ce que vous dites.
Et il bigophone à la gosse. Tout se passe admirablement et la pauvre Miss Cynthia affolée, dit qu’elle veut bien accorder une ultime entrevue à son fiancé meurtrier. Quelle noblesse d’âme ! Elle l’attend.
Mac Ornish raccroche.
— Fort bien, approuvé-je. Maintenant, puisque vous connaissez le shérif, Mac, téléphonez-lui pour lui demander de se rendre à Stingines Castle. Qu’il prenne un de ses hommes avec lui et se munisse de menottes !
Mac Ornish, subjugué par mon ton de commandement, se met à appeler le numéro. Il raccroche au bout d’un instant en annonçant « Pas libre ».
Un temps. Il recommence. Cette fois on répond.
— Mac Heusdress ! demande Mac Ornish.
— Il a bien de la chance, rigole le Gros.
Le Diro fait son petit baratin au shérif. Celui-ci lui répond longuement et Mac Ornish lui dit de patienter un moment. Mettant sa main sur l’appareil il m’annonce, sidéré.
— Cynthia vient de l’appeler. C’était avec elle qu’il était en communication. Elle lui a dit de monter à Stingines d’urgence pour appréhender son fiancé qui venait de commettre une grande folie !