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Bref, la confusion se calme, la vaisselle se fait et deux plombes plus tard y a dislocation du cortège à Paname. Je dépose mes passagers devant leurs domiciles respectifs avec promesse de prochaines agapes. Félicie, toujours bonne et indulgente, toujours soucieuse aussi de ne pas être en reste, invite cette fine équipe pour le premier dimanche après le rétablissement du révérend Pinaud des Charentes. Joyeuse perspective, les mecs.

Nous nous retrouvons enfin seulâbres, elle et moi.

— Nous rentrons ? demande-t-elle avec ce petit air peureux qu’elle a parfois lorsqu’il lui trotte une petite idée dans la tête.

Elle a la frousse même de ses arrière-pensées, Félicie !

— Oui, M’man, je viens de me rappeler que…

Ce que je déteste lui mentir.

Je la boucle. Félicie regarde par la portière le doux paysage du bois de Boulogne. Y a des bagnoles stoppées dans les allées discrètes et des amoureux qui se font la vitrine, d’autres qui se croient à Saint-Claude (Jura). Y a aussi des petits hotus bien fringués avec leurs nurses ; des pépées à huit cents tickets le mois descendues de leur décapotable pour soulager la vessie de Médor ; et puis, parfois, des zigs déguisés en piqueurs qui se tapent le baigneur sur un bourrin en se prenant pour Zorro ou d’Artagnan.

— Dis-moi, Antoine… Tu vas t’occuper de ce cadavre enfoui dans la propriété de Pinaud, n’est-ce pas ?

J’en ai le nougat qui écrase la pédale du frein. Je me range en bordure de l’allée cavalière, très cavalièrement, et je me détranche sur Môman. Elle a les yeux pleins d’une légère ironie.

— Comment que tu as découvert ça, M’man ?

— Eh bien, lorsque vous creusiez ce trou, avant le déjeuner, je vous regardais par la fenêtre…

Évidemment, quand nous sommes ensemble elle passe son temps à m’admirer, Félicie. Elle n’en revient pas, la pauvre chérie, d’avoir donné le jour à une telle perfection !

Ça n’est pas « nous » qu’elle regardait, mais « moi ». Et je le bonnis sans orgueil. La brosse à reluire c’est pas mon blaud. D’ailleurs pourquoi me ferais-je encaustiquer les chevilles ? Tout le monde le sait que je suis beau comme Apollon ; sexy comme un kilo de cantharide ; plus élégant qu’une couvée de Murville ; et que mon intelligence est tellement au-dessus de la moyenne que lorsqu’un quidam normal veut me causer il est obligé d’emprunter l’échelle double de la caserne Champerret ! Oui, pourquoi ferais-je étalage d’une supériorité que personne ne songe à contester, hmm ?

— Alors, M’man, tu as vu ce crâne humain au bout du pic de Béru ?

— Oui. Et, doux Seigneur, ça m’a coupé l’appétit.

— J’ai bien vu que tu ne mangeais pas, mais je croyais que c’était le marathon des obèses qui t’écœurait…

— Qu’est-ce que c’est que ce cadavre ?

— Celui d’une femme…

— Un meurtre ?

— Probablement…

— À ton avis, il y a longtemps qu’il est enterré dans ce jardinet ?

— Celui-ci, je ne saurais dire, car on l’a enfoui dans de la chaux vive…

Elle sursaute.

— Pourquoi dis-tu « celui-ci » ?

— Parce qu’il y en a un second, M’man. On l’a exhumé tandis que vous faisiez digérer la baleine ! Et le second, c’est un cadavre d’homme. Il n’était pas dans la chaux et, à en juger par sa physionomie actuelle, il y a tout lieu de penser qu’il repose dans cette fosse depuis plusieurs années !

— Mon Dieu, tu ne trouves pas cela horrible ?

— Je trouve surtout que le hasard est inouï. Que ça soit un inspecteur de police qui gagne cette propriété farcie de cadavres, c’est un comble, non ?

— Que vas-tu faire ? demande Félicie.

— Quand un lapin voit une carotte, il la ronge, M’man…

Elle soupire. On n’a pas besoin de se parler, elle et moi, on se comprend à coups de silence.

— Tu veux venir avec moi ?

Une vraie môme ! Imaginez une gosse qui s’écraserait le pif contre la vitre d’un pâtissier (image classique) ; quelqu’un sort et lui offre le plus mahousse des gâteaux exposés… Bille de la môme ! Pour Félicie, c’est du pareil.

— Si tu crois que je ne te dérangerai pas…

Au lieu de répondre, je lui pince l’oreille. Puis je fais une savante manœuvre au rond-point suivant pour remettre le cap sur Pantruche.

CHAPITRE V

Dans lequel je fais mon entrée dans le journalisme, et presque aussitôt ma sortie !

Lutèce-Midi est en veilleuse en cette fin de dimanche. La grande boîte est silencieuse. Dans le hall d’entrée, il y a un vieillard à barbiche qui lit la dernière édition épinglée au mur et un huissier revêche, dans un box vitré, sérieusement occupé à ne rien faire, ce qui est plus malaisé qu’on ne l’imagine. Le mec en question serait chauve s’il n’avait collé à la Seccotine ses dix-huit derniers cheveux.

Je me pointe vers sa cage et il me regarde arriver avec dégoût, comme si je sortais d’une fosse à purin.

— Mouais ? demande-t-il.

— Le rédacteur en chef est-il ici ?

— Non.

— Je voudrais voir l’un des secrétaires de rédaction, en ce cas.

— C’est pourquoi ?

— Je lui expliquerai moi-même…

— Il est occupé !

— Il le sera bien davantage quand je l’aurai vu !

Comme il reste en catalepsie, je lui montre ma carte. Ce bœuf dominical la contemple sans émoi.

— Allons, pépère, grommelé-je, un bon mouvement : annoncez-moi. Mon blaze, c’est San-Antonio, ça se prononce comme ça s’écrit !

Il réprime un gros rot de bébé repu et décroche son bigophone.

— M. Quillet est ici ? demande-t-il.

On lui répond qu’il est au marbre. Il sonne le marbre. Cette fois il brûle, si je puis oser cette métaphore. Le marbre ! Voilà qui est de circonstance. J’adresse une pensée respectueuse aux deux habitants de Magny qui attendent dans la terre glaise qu’on s’occupe d’eux. Le moment est venu de faire des concessions !

— Monsieur Quillet ? Y a là un commissaire San-Antonio qui veut vous causer !

Il écoute, hoche la tête.

— Il va vous recevoir dans dix minutes…

— Parfait, mais je tiens à vous préciser deux choses, cher monsieur…

Ses sourcils font la toiture chinoise.

— Ah ! Mouais ?

— Mouais. Primo, je ne suis pas « un » commissaire San-Antonio, mais « le » commissaire San-Antonio. Ensuite, je ne veux pas causer à ce monsieur, mais seulement lui parler…

Il est si ahuri que l’un de ses cheveux se décolle sous l’effet de la transpiration.

Je rejoins le vieillard à barbiche près du panneau où est affiché Lutèce-Midi d’hier. Le vioque ligote le feuilleton. Ça s’intitule Yvan Duvan ou le Roman d’un publiciste.

La barbiche du vieux tremblote. Ça doit être certainement très poignant. Le genre de littérature qui donne du courage aux petites gens en leur prouvant que n’importe qui peut faire fortune, à condition d’avoir le téléphone, un porte-documents et une boîte aux lettres aux Champs-Élysées.

Une main vigoureuse s’abat sur mon épaule.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Je décris un mouvement pivotant et je reconnais la petite Blagapar qui, à Lutèce-Midi, s’occupe des « Ragots de la pipelette » sous la haute direction de Manon Ilescié. Amusant personnage que miss Blagapar. Pantalon d’homme, blouson de cuir, coiffure à la Marlon, pas de maquillage, toujours rasée de frais, ayant droit au monocle à l’œil ; bref on a envie d’entonner le God Save the Gouine en l’apercevant.