Выбрать главу

– Allons, bonsoir… de toute manière c’est très bien ce que tu as fait là.

Enfin elle arriva cette réponse, et dès les premières lignes: «Mon homme chéri, je ne t’ai pas écrit plus tôt, parce que je tenais à te prouver autrement que par des paroles à quel point je te comprends et je t’aime…», Jean s’arrêta, surpris comme un homme qui entend une symphonie à la place de la chamade qu’il redoutait. Il tourna vite la dernière page, où il lut «… rester jusqu’à la mort ton chien qui t’aime, que tu peux battre, et qui te caresse passionnément…».

Elle n’avait donc pas reçu sa lettre! Mais, reprise ligne à ligne et les larmes aux yeux, celle-ci était bien une réponse, disait bien que Fanny s’attendait depuis longtemps à cette mauvaise nouvelle, à la détresse de Castelet amenant l’inévitable séparation. Tout de suite elle s’était mise en quête d’une occupation pour ne plus rester à sa charge, et elle avait trouvé la gérance d’un hôtel meublé, avenue du Bois-de-Boulogne, au compte d’une dame très riche. Cent francs par mois, nourrie, logée et la liberté des dimanches…

«Tu entends, mon homme, tout un jour par semaine pour nous aimer; car tu voudras bien encore, dis? Tu me récompenseras du grand effort que je fais de travailler pour la première fois de ma vie, de cet esclavage de nuit et de jour que j’accepte, avec des humiliations que tu ne peux te figurer et qui seront bien lourdes à ma folie d’indépendance… Mais j’éprouve un contentement extraordinaire à souffrir par amour de toi. Je te dois tant, tu m’as fait comprendre tant de bonnes et honnêtes choses dont personne ne m’avait jamais parlé!… Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!… Mais tu ne marchais pas encore, que déjà je roulais dans les bras des hommes. Pas un de ceux-là, toujours, ne pourra se vanter de m’avoir inspiré une résolution pareille pour le garder encore un petit peu… Maintenant, reviens quand tu voudras, l’appartement est libre. J’ai ramassé toutes mes affaires; c’était ça le plus dur, secouer les tiroirs et les souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait qui ne te coûtera rien, lui; seulement les bons regards que je mendie en sa faveur. Ah! m’ami, m’ami… Enfin, si tu me gardes mon dimanche et ma petite place dans ton cou… ma place, tu sais…» Et des tendresses, des câlineries, une voluptueuse lècherie de mère chatte, de ces mots de passion qui faisaient l’amant frôler son visage au papier satiné, comme si la caresse s’en dégageait humaine et tiède.

– Elle ne parle pas de mes billets? demanda timidement l’oncle Césaire.

– Elle vous les renvoie… Vous la rembourserez quand vous serez riche…

L’oncle eut un soupir soulagé, les tempes froncées de contentement, et avec une gravité prudhommesque, sa forte intonation méridionale:

– Té! veux-tu que je te dise… Cette femme-là, c’est une sainte.

Puis, passant à un autre ordre d’idées, par cette mobilité, ce manque de logique et de mémoire, une des cocasseries de sa nature:

– Et quelle passion, mon bon, quel feu! J’en ai la bouche sèche, comme quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la Mornas…

Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage à Paris, l’hôtel Cujas, Pellicule; mais il n’entendait pas, accoudé à la fenêtre ouverte sur la nuit apaisée, baignée d’une lune pleine, tellement brillante, que les coqs s’y trompaient et la saluaient comme le jour levant.

Ainsi donc c’était vrai cette rédemption par l’amour dont parlent les poètes; et il éprouvait une fierté à songer que tous ces grands, ces illustres que Fanny avait aimés avant lui, loin de la régénérer, la dépravaient davantage, tandis que lui, par la seule force de son honnêteté, la tirerait peut-être du vice pour toujours.

Il lui était reconnaissant d’avoir trouvé ce moyen terme, cette demi-rupture où elle prendrait les nouvelles habitudes de travail si difficiles à sa nature indolente; et sur un ton paternel, de vieux monsieur, il lui écrivit le lendemain pour encourager sa réforme, s’inquiéter du genre d’hôtel qu’elle gérait, du monde qui venait là; car il se méfiait de son indulgence et de sa facilité à dire en se résignant: «Qu’est-ce que tu veux? c’est comme ça…»

Courrier par courrier, avec une docilité de petite fille, Fanny lui fit le tableau de son hôtel, vraie maison de famille habitée par des étrangers. Au premier, des Péruviens, père et mère, enfants et domestiques nombreux; au second, des Russes et un riche Hollandais, marchand de corail. Les chambres du troisième logeaient deux écuyers de l’Hippodrome, chic anglais, très comme il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle Minna Vogel, cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petit poitrinaire, obligé d’interrompre ses études de clarinette au Conservatoire de Paris, et que la grande sœur était venue soigner, sans autre ressource que le produit de quelques concerts pour payer l’hôtel et la pension.

«Tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme chéri. Moi-même, je passe pour veuve, et l’on me montre toutes sortes d’égards. Je ne souffrirais pas d’abord qu’il en fût autrement; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis «ta femme», comprends-moi bien. Je sais que tu t’en iras un jour, que je te perdrai, mais après il n’y en aura plus d’autre; à jamais je resterai tienne, conservant le goût de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en moi… C’est bien drôle, n’est-ce pas, Sapho vertueuse!… Oui, vertueuse, quand tu ne seras plus là; mais pour toi je me garde telle que tu m’as aimée, délirante et brûlante… je t’adore…»

Subitement, Jean fut pris d’une grande tristesse ennuyée. Ces retours de l’enfant prodigue, après les joies de l’arrivée, l’orgie de veau gras et d’effusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du paresseux troupeau à conduire. C’est un désenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coup dépouillés et décolorés. Les matins de l’hiver provençal n’avaient plus pour lui leur salubre allégresse, ni d’attrait la chasse aux belles loutres mordorées, le long des berges, ni le tir aux macreuses dans le naye-chien du vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, l’eau rêche, et bien monotones les promenades dans les vignes inondées avec l’oncle expliquant son système de vannes, martelières, rigoles d’amenée.

Le village qu’il revoyait les premiers jours à travers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnées, sentait la mort et la désolation d’un village italien; et quand il allait à la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabâchage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les bras passés dans des morceaux de bas tricotés, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrées, aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux lézardes des vieux murs.

Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la garance, la maladie des mûriers, les sept plaies d’égypte ruinant ce beau pays de Provence; et pour les éviter, quelquefois il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs d’enceinte du château des Papes, ruelles désertes encombrées de broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guérir les dartres, bien à leur place dans ce coin moyen âge, ombré de l’énorme ruine déchiquetée en haut du chemin.

Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevée à deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre s’arrêtait, tonnait contre l’impiété des paysans, l’infamie du conseil municipal; il jetait sa malédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus à l’office, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour s’épargner le prêtre et le médecin: