Gaussin ne riait guère, lui; Pilar non plus, occupée à surveiller l’argenterie de sa fille, ou s’élançant d’un geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche qu’elle présentait en baragouinant des mots de tendresse «mange, mi alma; mange, mi corazon» à la hideuse petite bête échouée sur la nappe, flétrie, plissée, informe comme les doigts de la Desfous.
Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. ce manège souvent répété impatienta sa fille, décidément très nerveuse, ce matin-là:
– Ne te lève donc pas à toute minute, c’est fatigant.
Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la mère répondit:
– Vous dévorez, bos otros… pourquoi tu veux pas qu’il mange, loui?
– Sors de table, ou tiens-toi tranquille… tu nous embêtes…
La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à s’injurier en dévotes espagnoles, mêlant le démon et l’enfer à des invectives de trottoir:
«Hija del demonio.
– Cuerno de satanas.
– Puta!…
– Mi madre!
Jean les regardait épouvanté, tandis que les autres convives, habitués à ces scènes de famille, continuaient de manger tranquillement. De Potter seul intervint par égard pour l’étranger:
– Ne vous disputez donc pas, voyons.
Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui:
– De quoi te mêles-tu, toi?… en voilà des manières!… Est-ce que je ne suis pas libre de parler… Va donc voir un peu chez ta femme, si j’y suis!… J’en ai assez de tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te restent… Va les porter à ta dinde, il n’est que temps!…
De Potter souriait, un peu pâle:
– Et il faut vivre avec ça!… murmurait-il dans sa moustache.
– Ça vaut bien ça… hurla-t-elle, tout le corps en avant sur la table… Et tu sais, la porte est ouverte… file… hop!
– Voyons, Rosa… supplièrent les pauvres yeux ternes.
Et la mère Pilar, se remettant à manger, dit avec un flegme si comique: «Foute-nous la paix, mon garçon…» que tout le monde éclata de rire, même Rosa, même de Potter qui embrassait sa maîtresse encore toute grondante et, pour achever de gagner sa grâce, attrapait une mouche et la donnait délicatement, par les ailes, à Bichito.
Et c’était de Potter, le compositeur glorieux, la fierté de l’École française! Comment cette femme le retenait-elle, par quel sortilège, vieillie de vices, grossière, avec cette mère qui doublait son infamie, la montrait telle qu’elle serait vingt ans plus tard, comme vue dans une boule étamée?…
On servit le café au bord du lac, sous une petite grotte en rocaille, revêtue à l’intérieur de soies claires que moirait le mouvement de l’eau voisine, un de ces délicieux nids à baisers inventés par les contes du dix-huitième siècle, avec une glace au plafond qui reflétait les attitudes des vieilles parques répandues sur le large divan dans une pâmoison digérante, et Rosa, les joues allumées sous le fard, s’étirant les bras à la renverse contre son musicien:
– Oh! mon Tatave… mon Tatave!…
Mais cette chaleur de tendresse s’évapora avec celle de la chartreuse, et l’idée d’une promenade en bateau étant venue à l’une de ces dames, elle envoya de Potter préparer le canot.
– Le canot, tu entends, pas la norvégienne.
– Si je disais à Désiré.
– Désiré déjeune…
– C’est que le canot est plein d’eau; il faut écoper, c’est tout un travail…
– Jean ira avec vous, de Potter… dit Fanny qui voyait venir encore une scène.
Assis en face l’un de l’autre, les jambes écartées, chacun sur un banc du bateau, ils l’égouttaient activement, sans se parler, sans se regarder, comme hypnotisés par le rythme de l’eau jaillie des deux écopes. Autour d’eux l’ombre d’un grand catalpa tombait en fraîcheur odorante et se découpait sur le lac resplendissant de lumière.
– Y a-t-il longtemps que vous êtes avec Fanny?… demanda tout à coup le musicien s’arrêtant dans sa besogne.
– Deux ans… répondit Gaussin un peu surpris.
– Seulement deux ans!… Alors ce que vous voyez aujourd’hui pourra peut-être vous servir. Moi, voilà vingt ans que je vis avec Rosa, vingt ans que revenant d’Italie après mes trois années de Prix de Rome, je suis entré à l’Hippodrome, un soir, et que je l’ai vue debout dans son petit char au tournant de la piste, m’arrivant dessus, le fouet en l’air, avec son casque à huit fers de lance, et sa cotte d’écailles d’or, lui serrant la taille jusqu’à mi-cuisse. Ah! si l’on m’avait dit…
Et se remettant à vider le bateau, il racontait comment chez lui on n’avait fait que rire d’abord de cette liaison; puis, la chose devenant sérieuse, de combien d’efforts, de prières, de sacrifices, ses parents auraient payé une rupture. Deux ou trois fois la fille était partie à force d’argent, mais lui la rejoignait toujours. «Essayons du voyage…» avait dit la mère. Il voyagea, revint et la reprit. Alors il s’était laissé marier; jolie fille, riche dot, la promesse de l’Institut dans la corbeille de noce… Et trois mois après il lâchait le nouveau ménage pour l’ancien…
– Ah! jeune homme, jeune homme…
Il débitait sa vie d’une voix sèche, sans qu’un muscle animât son masque, raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des barques passaient chargées d’étudiants et de filles, débordantes de chansons, de rires de jeunesse et d’ivresse; combien parmi ces inconscients auraient dû s’arrêter, prendre leur part de l’effroyable leçon!…
Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si c’était un mot donné de travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la raison à Fanny Legrand…
– Joli, son petit, mais pas le sou… à quoi ça la mènerait-il?…
– Enfin, puisque je l’aime!…
Et Rosa levant les épaules:
– Laissez-la donc… elle va encore rater son Hollandais, comme je l’ai vue rater toutes ses belles affaires… Après son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essayé de devenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais…
– Ay! vellaca… grogna maman Pilar.
L’Anglaise à tête de clown intervint avec l’horrible accent qui, si longtemps, avait fait son succès:
– C’était très bien d’aimer l’amour, petite… c’était très bonne, l’amour, vous savez… mais vous devez aimer l’argent aussi… moi maintenant, si j’étais riche toujours, est-ce que mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous?…