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Là-bas, place Vendôme, dans ce coin de salon où ils étaient restés longtemps à causer ensemble, il ne sentait rien qu’un grand bien-être, un charme doux qui l’enveloppait. Ce n’est qu’une fois dehors, la porte retombée sur lui, qu’il avait été saisi d’une allégresse folle, puis d’une défaillance à croire que toutes ses veines s’ouvraient: «Qu’est-ce que j’ai, mon Dieu?…» Et le Paris qu’il traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau, féerique, élargi, radieux. Oui, à cette heure où les bêtes de nuit sont lâchées et circulent, où la vase des égouts remonte, s’étale, grouille sous le gaz jaune, lui l’amant de Sapho, curieux de toutes les débauches, le Paris que peut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs de valse plein la tête qu’elle redit aux étoiles sous les blancheurs de sa parure, ce Paris chaste baigné de lune claire où s’éclosent les âmes vierges, c’est ce Paris qu’il avait vu!… Et tout à coup, comme il montait le large escalier de la gare, si près du retour vers le mauvais gîte, il se surprenait à dire tout haut: «Mais je l’aime… je l’aime…» et c’est ainsi qu’il l’avait appris.

– Tu es là, Jean?… Que fais-tu donc?

Fanny s’éveille en sursaut, effrayée de ne pas le sentir à côté d’elle. Il faut venir l’embrasser, mentir, raconter le bal du ministère, dire s’il y avait de jolies toilettes et avec qui il a dansé; mais pour échapper à cette inquisition, surtout aux caresses qu’il redoute, tout imprégné du souvenir de l’autre, il invente un travail pressé, les dessins d’Hettéma.

– Il n’y a plus de feu; tu vas avoir froid.

– Non, non…

– Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe…

Il doit jouer son mensonge jusqu’au bout, installer la table, les épures; puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour fixer son rêve, le raconte à Césaire dans une longue lettre, pendant que le vent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement de feuilles, que les trains se succèdent en grondant et que La Balue, troublé par la lumière, s’agite dans sa petite cage, sautille d’un perchoir à l’autre avec des cris hésitants.

Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son émotion singulière à l’entrée de ces salons qu’il avait vus si lugubres et tragiques le jour de la consultation, des chuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards échangés de chaise à chaise, et qui, ce soir, s’ouvraient animés et bruyants en une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui-même n’avait plus sa physionomie dure, cet œil noir, fouilleur et déconcertant sous ses gros sourcils d’étoupe, mais une expression reposée et paternelle de bonhomme qui consent à ce que l’on s’amuse chez lui.

«Tout à coup elle est venue vers moi et je n’ai plus rien vu… Mon ami, elle s’appelle Irène, elle est jolie, l’air bon, les cheveux de ce brun doré des Anglaises, une bouche d’enfant toujours prête à rire… Oh! pas ce rire sans gaieté, qui agace chez tant de femmes; une vraie expansion de jeunesse et de bonheur… Elle est née à Londres; mais son père était Français et elle n’a pas d’accent du tout, seulement une adorable façon de prononcer certains mots, de dire «unclé» qui chaque fois met une caresse dans les yeux du vieux Bouchereau. Il l’a prise avec lui pour soulager la famille de son frère qui est nombreuse, et remplacer la sœur d’Irène, l’aînée, mariée depuis deux ans à son chef de clinique. Mais elle, voilà, les médecins ne lui vont guère… Comme elle m’a amusé avec la bêtise de ce jeune savant exigeant de sa fiancée, sur toute chose, un engagement formel et solennel de léguer leur deux corps à la Société d’anthropologie!… Elle, c’est un oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer; la vue d’un beaupré tourné au large lui prend le cœur… Elle me disait tout cela librement, en camarade, bien miss d’allures, malgré sa grâce parisienne, et je l’écoutais ravi de sa voix, de son rire, de la conformité de nos goûts, d’une certitude intime que le bonheur de ma vie était là, à côté de ma main, et que je n’avais qu’à le saisir, l’emporter loin, bien loin, où m’enverrait la carrière aventureuse…»

– Viens donc te coucher, m’ami…

Il tressaute, s’arrête, cache instinctivement la lettre qu’il est en train d’écrire!

– Tout à l’heure… Dors, dors…

Il lui parle avec colère et, le dos tendu, écoute le sommeil revenir dans cette respiration de femme, car ils sont très près l’un de l’autre, et si loin!

«… Quoi qu’il arrive, ce sera la délivrance que cette rencontre et cet amour. Tu connais ma vie; tu as compris, sans que nous en parlions jamais, qu’elle est la même qu’autrefois, que je n’ai pas pu m’affranchir. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’étais prêt à sacrifier fortune, avenir, tout, à cette habitude fatale où je m’enlisais un peu plus chaque jour. Maintenant, j’ai trouvé le ressort, le point d’appui qui me manquait; et pour ne plus laisser de recours à ma faiblesse, je me suis juré de ne retourner là-bas que libre et séparé… à demain l’évasion…»

Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen pour s’évader, un prétexte, le dénouement d’une querelle où l’on crie: «Je m’en vais», pour ne plus revenir; et Fanny se montrait douce et gaie comme aux premiers temps illusionnés du ménage.

Écrire «c’est fini» sans plus d’explications?… Mais cette violente ne se résignerait pas ainsi, le relancerait, s’acharnerait jusqu’à la porte de son hôtel, de son bureau. Non, mieux vaudrait l’attaquer de face, la convaincre de l’irrévocable, du définitif de cette rupture, et sans colère comme sans pitié, lui en énumérer les causes.

Mais avec ces réflexions, une peur lui revint du suicide d’Alice Doré. Il y avait devant chez eux, de l’autre côté du pavé, une ruelle en pente conduisant à la voie et fermée d’une barrière; les voisins prenaient par là, les jours de presse, pour suivre les rails jusqu’à la gare. Et l’imagination du Méridional voyait, après leur scène de rupture, sa maîtresse s’échapper sur la route, joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui l’emportait. Cette crainte l’obsédait au point que la seule pensée de cette barrière battante, entre deux murs chargés de lierre, lui faisait reculer l’explication.

Encore s’il avait eu là un ami, quelqu’un pour la garder, l’assister à cette première crise; mais, terrés dans leur collage comme des marmottes, ils ne connaissaient personne, et ce n’était pas les Hettéma, ces monstrueux égoïstes luisants et noyés de graisse, bestialisés encore par l’approche de leur hivernage d’Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au secours de son désespoir et de son abandon.

Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgré sa promesse à lui-même, Jean était retourné deux ou trois fois place Vendôme, de plus en plus épris; et quoiqu’il n’eût rien dit encore, l’accueil à bras ouverts du vieux Bouchereau, l’attitude d’Irène où se mêlaient dans la réserve une tendresse, une indulgence, et comme l’attente émue de la déclaration, tout l’avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, les prétextes qu’il inventait pour Fanny, et l’espèce de sacrilège d’aller des baisers de Sapho à la cour discrète, balbutiante…

XI