Fanny entra avec un élan vers lui, puis, s’arrêtant devant sa froideur, ils restèrent une seconde étonnés, hésitants, comme lorsqu’on se retrouve après ces intimités brisées, de chaque côté d’un pont rompu, d’une distance de rive à rive, et entre soi l’espace immense des flots roulants et engloutissants.
– Bonjour… dit-elle tout bas, sans bouger.
Elle le trouvait changé, pâli. Lui s’étonnait de la revoir si jeune, un peu grossie seulement, moins grande qu’il ne se la figurait, mais baignée de ce rayonnement spécial, cet éclat du teint et des yeux, cette douceur de pelouse fraîche que lui laissaient les nuits de grandes caresses. Elle était donc restée dans le bois, au fond du ravin encombré de feuilles mortes, celle dont le souvenir le rongeait de pitié.
– On se lève tard à la campagne… fit-il d’un accent ironique.
Elle s’excusait, prétextait une migraine, et, comme lui, employait des formes impersonnelles, ne sachant dire ni toi, ni vous; puis à l’interrogation muette qui lui montrait le repas desservi:
– C’est l’enfant… il a déjeuné là ce matin avant de s’en aller…
– S’en aller?… Où donc?
Il affectait une suprême indifférence du bout des lèvres, mais l’éclair de ses yeux le trahissait. Et Fanny:
– Le père a reparu… il est venu le reprendre…
– En sortant de Mazas, n’est-ce pas?
Elle tressaillit, mais n’essaya pas de mentir.
– Eh bien, oui… J’avais promis, je l’ai fait… Que de fois l’envie me tenait de te le dire, mais je n’osais pas, j’avais peur que tu le renvoies, le pauvre petit…
Et elle ajouta timidement:
– Tu étais si jaloux…
Il eut un beau rire de dédain. Jaloux, lui, de ce forçat… allons donc!… Et sentant monter sa colère il coupa court, dit vivement ce qui l’amenait. Ses lettres!… Pourquoi ne les avait-elle pas données à Césaire, cela leur eût évité une entrevue pénible pour tous deux.
– C’est vrai, dit-elle, toujours très douce, mais je vais te les rendre, elles sont là…
Il la suivit dans la chambre, aperçut le lit défait, recouvert en hâte sur les deux oreillers, respira cette odeur de cigarettes brûlées mêlée à des parfums de toilette de femme, qu’il reconnaissait comme le petit coffret nacré posé sur la table. Et la même pensée leur venant à tous deux:
– Il n’y en a pas lourd, dit-elle en ouvrant la boîte… nous ne risquerions pas de mettre le feu…
Il se taisait, troublé, la bouche sèche, hésitant à se rapprocher de ce lit saccagé, devant lequel elle feuilletait les lettres une dernière fois, la tête penchée, la nuque solide et blanche sous la torsade relevée de ses cheveux, et dans le flottant vêtement de laine la taille épaissie et molle, à l’abandon…
– Voilà!… Elles y sont toutes.
Le paquet pris, mis brusquement dans sa poche, car ses préoccupations avaient changé, Jean demanda:
– Alors il emmène son enfant?… Où vont-ils?…
– Au Morvan, dans son pays, pour se cacher, faire sa gravure qu’il enverra à Paris sous un faux nom.
– Et toi?… Est-ce que tu comptes rester ici?…
Elle détourna les yeux pour lui échapper, balbutiant que ce serait bien triste. Aussi elle pensait… elle partirait peut-être bientôt… un petit voyage.
– Dans le Morvan, sans doute?… En famille!…
Et lâchant sa fureur jalouse:
– Dis donc tout de suite que tu rejoindras ton voleur, que vous allez vous mettre en ménage… Il y a assez longtemps que tu en as envie… Allons. Retourne à ta bauge… Fille et faussaire ça va ensemble, j’étais bien bon de vouloir te tirer de cette boue.
Elle gardait son mutisme immobile, un éclair de triomphe filtrant entre ses cils baissés. Et plus il la cinglait d’une ironie féroce, outrageante, plus elle semblait fière, et s’accentuait le frisson au coin de sa bouche. Maintenant il parlait de son bonheur à lui, l’amour honnête et jeune, le seul amour. Oh! le doux oreiller pour dormir qu’un cœur d’honnête femme… Puis, brusquement, la voix baissée, comme s’il avait honte:
– Je viens de le rencontrer, ton Flamant, il a passé la nuit ici?
– Oui, il était tard, il neigeait… On lui a fait un lit sur le divan.
– Tu mens, il a couché là… il n’y a qu’à voir le lit, qu’à te regarder.
– Et après?
Elle approchait son visage du sien, ses grands yeux gris éclairés de flammes libertines…
– Est-ce que je savais que tu viendrais?… Et toi perdu, qu’est-ce que ça pouvait me faire, tout le reste? J’étais triste, seule, dégoûtée…
– Et puis le bouquet du bagne!… Depuis le temps que tu vivais avec un honnête homme… ça t’a semblé bon, hein?… Avez-vous dû vous en fourrer de ces caresses… Ah! saleté!… tiens…
Elle vit venir le coup sans l’éviter, le reçut en pleine figure, puis avec un grondement sourd de douleur, de joie, de victoire, elle sauta sur lui, l’empoigna à pleins bras: «M’ami, m’ami… tu m’aimes encore…» et ils roulèrent ensemble sur le lit.
Le passage à grand fracas d’un express le réveilla en sursaut vers le soir; et les yeux ouverts, il resta quelques instants sans se reconnaître, tout seul au fond de ce grand lit où ses membres rompus comme par une marche excessive semblaient posés les uns à côté des autres, sans attaches ni ressorts. L’après-midi, il était tombé beaucoup de neige. Dans un silence de désert, on l’entendait fondre, ruisseler contre les murs, le long des vitres, s’égoutter dans les combles du toit, et, par moments, sur le feu de coke de la cheminée qu’elle éclaboussait.
Où était-il? Que faisait-il là? Peu à peu, dans la réverbération du petit jardin, la chambre lui apparaissait toute blanche, éclairée d’en bas, le grand portrait de Fanny dressé en face de lui, et le souvenir lui revenait de sa chute, sans le moindre étonnement. Dès en entrant, devant ce lit, il s’était senti repris, perdu; ces draps l’attiraient comme un gouffre, et il se disait: «Si j’y tombe, ce sera sans rémission et pour toujours.» C’était fait; et sous le triste dégoût de sa lâcheté, il y avait comme un soulagement à l’idée qu’il ne sortirait plus de cette fange, le pitoyable bien-être du blessé qui, perdant son sang, traînant sa plaie, s’est étendu sur un tas de fumier pour y mourir, et las de souffrir, de lutter, toutes les veines ouvertes, s’enfonce délicieusement dans la tiédeur molle et fétide.
Ce qui lui restait à faire maintenant était horrible, mais très simple. Retourner à Irène après cette trahison, risquer un ménage à la de Potter?… Si bas qu’il fût tombé, il n’en était pas encore là… Il allait écrire à Bouchereau, au grand physiologiste qui le premier a étudié et décrit les maladies de la volonté, lui en soumettre un cas terrible, l’histoire de sa vie depuis la première rencontre avec cette femme quand elle lui avait posé sa main sur le bras, jusqu’au jour où, se croyant sauvé, en plein bonheur, en pleine ivresse, elle le ressaisissait par la magie du passé, cet horrible passé où l’amour tenait si peu de place, seulement la lâche habitude et le vice entré dans les os…