– Elle ne parle pas de mes billets? demanda timidement l’oncle Césaire.
– Elle vous les renvoie… Vous la rembourserez quand vous serez riche…
L’oncle eut un soupir soulagé, les tempes froncées de contentement, et avec une gravité prudhommesque, sa forte intonation méridionale:
– Té! veux-tu que je te dise… Cette femme-là, c’est une sainte.
Puis, passant à un autre ordre d’idées, par cette mobilité, ce manque de logique et de mémoire, une des cocasseries de sa nature:
– Et quelle passion, mon bon, quel feu! J’en ai la bouche sèche, comme quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la Mornas…
Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage à Paris, l’hôtel Cujas, Pellicule; mais il n’entendait pas, accoudé à la fenêtre ouverte sur la nuit apaisée, baignée d’une lune pleine, tellement brillante, que les coqs s’y trompaient et la saluaient comme le jour levant.
Ainsi donc c’était vrai cette rédemption par l’amour dont parlent les poètes; et il éprouvait une fierté à songer que tous ces grands, ces illustres que Fanny avait aimés avant lui, loin de la régénérer, la dépravaient davantage, tandis que lui, par la seule force de son honnêteté, la tirerait peut-être du vice pour toujours.
Il lui était reconnaissant d’avoir trouvé ce moyen terme, cette demi-rupture où elle prendrait les nouvelles habitudes de travail si difficiles à sa nature indolente; et sur un ton paternel, de vieux monsieur, il lui écrivit le lendemain pour encourager sa réforme, s’inquiéter du genre d’hôtel qu’elle gérait, du monde qui venait là; car il se méfiait de son indulgence et de sa facilité à dire en se résignant: «Qu’est-ce que tu veux? c’est comme ça…»
Courrier par courrier, avec une docilité de petite fille, Fanny lui fit le tableau de son hôtel, vraie maison de famille habitée par des étrangers. Au premier, des Péruviens, père et mère, enfants et domestiques nombreux; au second, des Russes et un riche Hollandais, marchand de corail. Les chambres du troisième logeaient deux écuyers de l’Hippodrome, chic anglais, très comme il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle Minna Vogel, cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petit poitrinaire, obligé d’interrompre ses études de clarinette au Conservatoire de Paris, et que la grande sœur était venue soigner, sans autre ressource que le produit de quelques concerts pour payer l’hôtel et la pension.
«Tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme chéri. Moi-même, je passe pour veuve, et l’on me montre toutes sortes d’égards. Je ne souffrirais pas d’abord qu’il en fût autrement; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis «ta femme», comprends-moi bien. Je sais que tu t’en iras un jour, que je te perdrai, mais après il n’y en aura plus d’autre; à jamais je resterai tienne, conservant le goût de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en moi… C’est bien drôle, n’est-ce pas, Sapho vertueuse!… Oui, vertueuse, quand tu ne seras plus là; mais pour toi je me garde telle que tu m’as aimée, délirante et brûlante… je t’adore…»
Subitement, Jean fut pris d’une grande tristesse ennuyée. Ces retours de l’enfant prodigue, après les joies de l’arrivée, l’orgie de veau gras et d’effusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du paresseux troupeau à conduire. C’est un désenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coup dépouillés et décolorés. Les matins de l’hiver provençal n’avaient plus pour lui leur salubre allégresse, ni d’attrait la chasse aux belles loutres mordorées, le long des berges, ni le tir aux macreuses dans le naye-chien du vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, l’eau rêche, et bien monotones les promenades dans les vignes inondées avec l’oncle expliquant son système de vannes, martelières, rigoles d’amenée.
Le village qu’il revoyait les premiers jours à travers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnées, sentait la mort et la désolation d’un village italien; et quand il allait à la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabâchage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les bras passés dans des morceaux de bas tricotés, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrées, aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux lézardes des vieux murs.
Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la garance, la maladie des mûriers, les sept plaies d’égypte ruinant ce beau pays de Provence; et pour les éviter, quelquefois il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs d’enceinte du château des Papes, ruelles désertes encombrées de broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guérir les dartres, bien à leur place dans ce coin moyen âge, ombré de l’énorme ruine déchiquetée en haut du chemin.
Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevée à deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre s’arrêtait, tonnait contre l’impiété des paysans, l’infamie du conseil municipal; il jetait sa malédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus à l’office, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour s’épargner le prêtre et le médecin:
– Oui, monsieur, le spiritisme!… voilà où ils en arrivent, nos paysans du Comtat… Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades!…
Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans sa poche, écoutait, le regard absent, échappait le plus vite possible à l’homélie du prêtre, et rentrait à castelet s’abriter dans un creux de roche, ce que les Provençaux appellent un «cagnard», garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.
Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les chênes kermès, s’y terrait pour lire sa lettre; et peu à peu de la fine odeur qu’elle exhalait, de la caresse des mots, des images évoquées, lui venait une griserie sensuelle qui activait son pouls, l’hallucinait jusqu’à faire disparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l’immense vallée où la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il était là-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, à ces désirs furieux qui les cramponnaient l’un à l’autre avec des crispations de noyés…