«Couvre-le donc, il va avoir froid…» dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tirée d’un rêve; et tandis qu’elle le bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré le sommeil.
La nuit, il se mit à parler tout seuclass="underline"
– Guerlaude mé, ménine…
– Qu’est-ce qu’il dit?… écoute…
Il voulait être guerlaudé; mais que signifiait ce mot patois? Jean, à tout hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde couchette; à mesure l’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa «ménine», morte depuis quinze jours.
Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec des grondements quand on s’approchait de son écuelle; les quelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare de bûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même pays que lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bons soins, de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, «un pso», comme il disait. Il consentit à changer les guenilles dans lesquelles on l’avait amené contre les vêtements chauds et propres dont l’approche, les premiers jours, le faisait «querrier» de fureur, en vrai chacal qu’on voudrait affubler d’un manteau de levrette. Il apprit à manger à table, l’usage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand on lui demandait son nom, qu’au pays «i li dision Josaph».
Quant à lui donner les moindres notions élémentaires, il n’y fallait pas songer encore. Élevé en plein bois, sous une hutte de charbonnage, la rumeur d’une nature bruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de petit sylvain, comme le bruit de la mer la spirale d’un coquillage; et nul moyen d’y faire entrer autre chose, ni de le garder à la maison, même par les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige, quand les arbres dénudés se dressaient en coraux de givre, il s’échappait, battait les buissons, fouillait les terriers avec d’adroites cruautés de furet chasseur, et lorsqu’il rentrait, rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futaine mise en loques, dans la poche de sa petite culotte crottée jusqu’au ventre, quelque bête engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou, à défaut, des betteraves, des pommes de terre arrachées dans les champs.
Rien ne pouvait vaincre ces instincts braconniers et chapardeurs, compliqués d’une manie paysanne, d’enfouir toutes sortes de menus objets luisants, boutons de cuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat, que Josaph ramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de pie voleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et générique, la denrée, qu’il prononçait denraie; et ni raisonnements, ni taloches n’auraient pu l’empêcher de faire sa denraie aux dépens de tout et de tous.
Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, le dessinateur gardant à portée de sa main, sur sa table autour de laquelle rôdait le petit sauvage attiré par les compas, les crayons de couleur, un fouet à chien qu’il lui faisait claquer aux jambes. Mais ni Jean ni Fanny n’eussent usé de menaces pareilles, quoique le petit se montrât, vis-à-vis d’eux, sournois, méfiant, inapprivoisable même aux gâteries tendres, comme si la ménine, en mourant, l’eût privé de toute expansion affective. Fanny, «parce qu’elle puait bon», parvenait encore à le garder un moment sur ses genoux, tandis que pour Gaussin, cependant très doux avec lui, c’était toujours la bête fauve de l’arrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.
Cette répulsion invincible et presque instinctive de l’enfant, la malice curieuse de ses petits yeux bleus aux cils d’albinos, et surtout l’aveugle et subite tendresse de Fanny pour cet étranger tout à coup tombé dans leur vie, troublaient l’amant d’un soupçon nouveau. C’était peut-être un enfant à elle, élevé en nourrice ou chez sa belle-mère; et la mort de Machaume apprise vers cette époque semblait une coïncidence pour justifier son tourment. Parfois, la nuit, quand il tenait cette petite main cramponnée à la sienne, – car l’enfant dans le vague du sommeil et du rêve croyait toujours la tendre à ménine, – il l’interrogeait de tout son trouble intérieur et inavoué: «D’où viens-tu? Qui es-tu?» espérant deviner, communiqué par la chaleur du petit être, le mystère de sa naissance.
Mais son inquiétude tomba, sur un mot du père Legrand qui venait demander qu’on l’aidât à payer un entourage à sa défunte et criait à sa fille en apercevant la berce de Josaph:
– Tiens! un gosse!… tu dois être contente!… Toi qui n’as jamais pu en décrocher un.
Gaussin fut si heureux, qu’il paya l’entourage, sans demander à voir les devis, et retint le père Legrand à déjeuner.
Employé dans les tramways de Paris à Versailles, injecté de vin et d’apoplexie, mais toujours vert et de belle mine sous son chapeau de cuir bouilli entouré pour la circonstance d’une lourde ganse de crêpe qui en faisait un vrai chapeau de croque-mort, le vieux cocher parut enchanté de l’accueil du monsieur de sa fille, et revint de temps en temps manger la soupe avec eux. Ses cheveux blancs de polichinelle sur sa face rase et tuméfiée, ses airs de pochard majestueux, le respect qu’il portait à son fouet, le posant, le calant dans un coin sûr avec des précautions de nourrice, impressionnaient beaucoup l’enfant; et tout de suite le vieux et lui furent en grande intimité. Un jour qu’ils achevaient de dîner tous ensemble, les Hettéma vinrent les surprendre:
«Ah! pardon, vous êtes en famille…» fit la femme en minaudant, et le mot frappa Jean au visage, humiliant comme un soufflet.
Sa famille!… Cet enfant trouvé qui ronflait la tête sur la nappe, ce vieux forban ramolli, la pipe en coin de bouche, la voix poisseuse, expliquant pour la centième fois que deux sous de fouet lui duraient six mois et que, depuis vingt ans, il n’avait pas changé de manche!… Sa famille, allons donc!… pas plus qu’elle n’était sa femme, cette Fanny Legrand, vieille et fatiguée, avachie sur ses coudes dans la fumée des cigarettes… Avant un an, tout cela disparaîtrait de sa vie, avec le vague de rencontres de voyage, de convives de table d’hôte.
Mais à d’autres moments cette idée de départ qu’il invoquait comme excuse à sa faiblesse, dès qu’il se sentait déchoir, tiré en bas, cette idée, au lieu de le rassurer, de le soulager, lui faisait sentir les liens multiples serrés autour de lui, quel déchirement ce serait que ce départ, non pas une rupture, mais dix ruptures, et qu’il lui en coûterait de lâcher cette petite main d’enfant qui la nuit s’abandonnait dans la sienne. Jusqu’à La Balue, le loriot sifflant et chantant dans sa cage trop petite qu’on devait toujours lui changer et où il courbait le dos comme le vieux cardinal dans sa prison de fer; oui, La Balue lui-même avait pris un petit coin de son cœur, et ce serait une souffrance que l’ôter de là.
Elle approchait pourtant, cette inévitable séparation; et le splendide mois de juin, qui mettait la nature en fête, serait probablement le dernier qu’ils passeraient ensemble. Est-ce cela qui la rendait nerveuse, irritable, ou l’éducation de Josaph entreprise d’une ardeur subite, au grand ennui du petit Morvandiau qui restait des heures devant ses lettres, sans les voir ni les prononcer, le front fermé d’une barre comme les battants d’une cour de ferme? De jour en jour, ce caractère de femme s’exaltait en violences et en pleurs dans des scènes sans cesse renouvelées, bien que Gaussin s’appliquât à l’indulgence; mais elle était si injurieuse, il montait de sa colère une telle vase de rancune et de haine contre la jeunesse de son amant, son éducation, sa famille, l’écart que la vie allait agrandir entre leurs deux destinées, elle s’entendait si bien à le piquer aux points sensibles, qu’il finissait par s’emporter aussi et répondre.