La trompe d’Hettéma, furieuse, le tira brusquement de son rêve. Ils étaient installés au bord de l’étang, en train de déballer les provisions; et de loin on voyait reflétées par l’eau claire la nappe blanche sur l’herbe rase, et les vareuses de flanelle rouge éclatant dans la verdure comme des vestes de piqueur.
«Arrivez donc… c’est vous qui avez le homard», criait le gros homme; et la voix nerveuse de Fanny:
– C’est la petite Bouchereau qui t’a arrêté en route?…
Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui le ramenait à Castelet, près du lit de sa mère malade.
– Mais oui, dit le dessinateur lui prenant le panier des mains… la grande, celle qui conduisait, c’est la nièce du médecin… Une fille de son frère qu’il a prise chez lui. Ils habitent Vélizy pendant l’été… Elle est jolie.
– Oh! jolie… l’air effronté, surtout…
Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant, inquiète de ses yeux distraits.
Mme Hettéma, très grave, déballant le jambon, blâmait fort cette façon de laisser des jeunes filles courir les bois en liberté.
– Vous me direz que c’est le genre anglais, et que celle-ci a été élevée à Londres…, mais c’est égal, ça n’est vraiment pas convenable.
– Non, mais très commode pour les aventures!
– Oh! Fanny…
– Pardon, j’oubliais… Monsieur croit aux innocentes…
– Voyons, si l’on déjeunait… fit Hettéma qui commençait à s’effrayer.
Mais il fallait qu’elle lâchât tout ce qu’elle savait des jeunes filles du monde. Elle avait de belles histoires là dessus…, les couvents, les pensionnats, c’était du propre… Elles sortaient de là épuisées, flétries, avec le dégoût de l’homme; pas même capables de faire des enfants.
– Et c’est alors qu’on vous les donne, tas de jobards… Une ingénue!… Comme s’il y avait des ingénues; comme si du monde ou pas du monde, toutes les filles ne savaient pas, de naissance, de quoi il retourne… Moi, d’abord, à douze ans, je n’avais plus rien à apprendre… vous non plus, n’est-ce pas, Olympe?
– … naturellement… dit Mme Hettéma avec un haussement d’épaules; mais le sort du déjeuner la préoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se montait, déclarer qu’il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu’on trouverait encore dans les familles…
– Ah! oui, la famille, ripostait sa maîtresse d’un air de mépris, parlons-en…; surtout de la tienne.
– Tais-toi… Je te défends…
– Bourgeois!
– Drôlesse!… Heureusement ça va finir… Je n’en ai plus pour longtemps à vivre avec toi…
– Va, va, file, c’est moi qui serai contente…
Ils s’injuriaient en pleine figure, devant la curiosité mauvaise de l’enfant à plat ventre dans l’herbe, quand une effroyable sonnerie de trompe, centuplée en écho par l’étang, les masses étagées du bois, couvrit tout à coup leur querelle.
«En avez-vous assez?… En voulez-vous encore?» et rouge, le cou gonflé, le gros Hettéma, n’ayant trouvé que ce moyen de les faire taire, attendait, l’embouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.
IX
D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère, fondues à un peu de musique, aux câlines effusions de Fanny; mais, cette fois, il lui en voulut sérieusement, et plusieurs jours de suite garda le même pli au front, le même silence de rancune, s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant à toute sortie avec elle.
C’était comme une honte subite de l’abjection où il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrette montant l’allée et ce limpide sourire de jeunesse auquel il songeait constamment. Puis, avec un brouillement de rêve qui s’en va, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une féerie, l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois, et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny crut savoir la cause, et résolut d’avoir raison…
– C’est fait, lui dit-elle un jour toute joyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui ai rendu l’argent… Il trouve, comme toi, que c’est plus convenable ainsi; je me demande pourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand je serai seule, il pensera au petit… Es-tu content?… M’en veux-tu toujours?
Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son étonnement de trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou, traversé de bandes en délire, une maison bourgeoise paisible, gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus de bals masqués; et l’explication de ce changement, dans ces mots à la craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits sur la petite entrée de l’atelier: Fermé pour cause de collage.
– Et c’est la vérité, mon cher… Déchelette en arrivant s’est toqué d’une fille de skating, Alice Doré; il l’a prise avec lui depuis un mois, en ménage, absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien douce, un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai promis que nous irions les voir; ça nous changera un peu du cor de chasse et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avec ses théories… Pas de lendemain, pas de collage… Ah! je l’ai joliment blagué!
Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’il n’avait pas revu depuis leur rencontre à la Madeleine. On l’eût bien surpris alors, en lui disant qu’il en arriverait à fréquenter sans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, à devenir presque son ami. Dès la première visite, lui-même s’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cet homme au bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’une sérénité d’humeur que n’altéraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son teint, le tour de ses yeux.
Et comme on comprenait bien la tendresse qu’il inspirait à cette Alice Doré, aux longues mains molles et blanches, à l’insignifiante beauté blonde, que relevait l’éclat de sa chair de Flamande, aussi dorée que son nom; de l’or dans les cheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peau jusque sous les ongles.
Ramassée par Déchelette sur l’asphalte du skating, parmi les grossièretés, les brutalités de la traite, les tourbillons de fumée que l’homme crache, avec un chiffre, dans le maquillage de la fille, la politesse de celui-ci l’avait attendrie et surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisir qu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin, conformément à ses principes, avec un bon déjeuner et quelques louis, elle eut le cœur si gros, lui demanda si doucement, si désirément «garde-moi encore…» qu’il ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis, moitié respect humain, moitié lassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel de hasard, qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été si bien aménagé pour le confortable; et ils vivaient ainsi très heureux, elle de ces égards tendres qu’elle n’avait jamais connus, lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être et de sa reconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendît compte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’une intimité de femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dans une conformité de bonté et de douceur.