Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome fut une diversion au milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petit employé en faux ménage; il aimait la conversation de ce savant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe persane, légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages que Déchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien à leur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, les chimères de bronze, le luxe exotique de ce hall immense où le jour tombait d’un haut vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuée par le feuillage grêle des bambous, les palmes découpées des fougères arborescentes, et les énormes feuilles des strilligias mêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantes d’eau, cherchant l’ombre et l’humide.
Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue déserte du Paris d’été, le frisson des feuilles, l’odeur de terre fraîche au pied des plantes, c’était la campagne et le sous-bois presque autant qu’à Chaville, moins la promiscuité et la trompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde; une fois pourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirent dès l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le raki dans la serre, et la discussion semblait vive:
– Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un coup de passion et de folie… Je signerai votre pétition, Déchelette.
– C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, en tressaillant.
Quelqu’un répondait avec la sécheresse cassante d’un refus:
– Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucune solidarité avec ce drôle…
– La Gournerie, maintenant…
Et Fanny, serrée contre son amant, murmurait:
– Allons-nous-en, si ça t’ennuie de les voir…
– Pourquoi donc! mais pas du tout…
En réalité, il ne se rendait pas bien compte de l’impression qu’il aurait à se trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas reculer devant l’épreuve, désireux peut-être de savoir le degré actuel de cette jalousie qui avait fait son misérable amour.
«Allons!» dit-il, et ils se montrèrent dans une lumière rose de fin de jour, éclairant les crânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Déchelette jetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeau où tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée et laiteuse qu’Alice était en train de verser. Les femmes s’embrassèrent:
– Vous connaissez ces messieurs, Gaussin? demanda Déchelette, au mouvement berceur de son fauteuil à bascule.
S’il les connaissait!… Deux au moins lui étaient familiers à force d’avoir dévisagé pendant des heures leurs portraits aux vitrines de célébrités. Comme ils l’avaient fait souffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux, une haine de succession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure, lorsqu’il les rencontrait dans la rue!… Mais Fanny disait bien que cela lui passerait; maintenant c’était pour lui des visages de connaissance, presque des parents, des oncles lointains qu’il retrouvait.
«Toujours beau, le petit!…» dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante et tenant un écran au-dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage. «Et Fanny, voyons?…» Il se leva sur le coude, cligna ses yeux d’expert:
– La figure tient encore; mais la taille, tu fais bien de la ficeler… enfin, console-toi, ma fille, La Gournerie est encore plus gros que toi.
Le poète pinça dédaigneusement ses lèvres minces. Assis à la turque sur une pile de coussins – depuis son voyage en Algérie il prétendait ne pouvoir se tenir autrement -, énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent que son front solide sous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il affectait avec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pour donner une leçon à Caoudal.
Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiques complétaient la réunion; eux aussi connaissaient la maîtresse de Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement de main:
– Déchelette nous a conté l’histoire de l’enfant, c’est très gentil ce que vous avez fait là, ma chère.
– Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic, l’adoption… Pas province du tout.
Elle semblait embarrassée de ces éloges, quand on buta contre un meuble dans l’atelier obscur, et une voix, demanda:
– Personne?
Déchelette dit:
– Voilà Ezano.
Celui-là, Jean ne l’avait jamais vu; mais il savait quelle place ce bohème, ce fantaisiste, aujourd’hui rangé, marié, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dans l’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un paquet de lettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança, creusé, desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenait les gens à distance par une habitude d’estrade, de figuration administrative. Il parut très surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle après tant d’années:
«Tiens!… Sapho…» et une rougeur furtive égaya ses pommettes.
Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, la rapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gêne.
«Et M. d’Armandy qui nous l’a amenée…» fit Déchelette vivement pour prévenir le nouveau venu. Ezano salua; on se mit à causer. Fanny rassurée de voir comme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté, de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montra très gaie, très en verve. Toute à sa passion présente, à peine se souvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes; des années de cohabitation pourtant, de vie en commun où l’empreinte se fait d’habitudes, de manies, gagnées à un contact et lui survivant, jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle tenait d’Ezano comme sa préférence du Job et du maryland.
Jean constatait sans le moindre trouble ce petit détail qui l’eût exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussi calme, la joie d’un prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que le moindre effort lui suffira pour l’évasion.
– Hein! ma pauvre Fanny, disait Caoudal d’un ton blagueur en lui montrant les autres… quel déchet!… sont-ils vieux, sont-ils raplatis!… il n’y a que nous deux, vois-tu, qui tenions le coup.
Fanny se mit à rire:
– Ah! pardon, colonel – on l’appelait quelquefois ainsi à cause de ses moustaches -, ce n’est pas tout à fait la même chose… je suis d’une autre promotion…
– Caoudal oublie toujours qu’il est un ancêtre, dit La Gournerie; et sur un mouvement du sculpteur qu’il savait toucher au vif: Médaillé de 1840, cria-t-il de sa voix stridente, c’est une date, mon bon!…
Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais séparés, mais éclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et cela depuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa maîtresse au sculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un et l’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancune subsistait, creusée plus profonde avec les années.