– Je l’ai conduite à Montparnasse, sans amis, sans famille… J’ai voulu être seul à m’occuper d’elle… Et depuis, je suis là, pensant toujours à la même chose, ne pouvant me décider à partir avec cette idée obsédante, et fuyant ma maison où j’ai passé deux mois si heureux à côté d’elle… Je vis dehors, je cours, j’essaye de me distraire, d’échapper à cet œil de morte qui m’accuse sous un filet de sang…
Et s’arrêtant, buté à ce remords, avec deux grosses larmes qui glissaient sur son petit nez camard si bon, si épris de la vie, il disait:
– Voyons, mon ami; je ne suis pourtant pas méchant… C’est un peu fort tout de même que j’aie fait ça…
Jean essayait de le consoler, rejetant tout sur un hasard, un mauvais sort; mais Déchelette répétait en secouant la tête, les dents serrées:
– Non, non… Je ne me pardonnerai jamais… Je voudrais me punir…
Ce désir d’une expiation ne cessa de le hanter, il en parlait à tous ses amis, à Gaussin qu’il venait prendre à la sortie du bureau.
«Allez-vous-en donc, Déchelette… Voyagez, travaillez, ça vous distraira…» lui répétaient Caoudal et les autres, un peu inquiets de son idée fixe, de cet acharnement à leur faire répéter qu’il n’était pas méchant. Enfin un soir, soit qu’il eût voulu revoir l’atelier avant de partir, ou qu’un projet très arrêté d’en finir avec sa peine l’y eût amené, il rentra chez lui et au matin des ouvriers descendant des faubourgs à leur travail le ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoir devant sa porte, mort du même suicide que la femme, avec les mêmes affres, le même fracassement d’un désespoir jeté à la rue.
Dans l’atelier en demi-jour, une foule se pressait, d’artistes, de modèles, de femmes de théâtre, tous les danseurs, tous les soupeurs des dernières fêtes. C’était un bruit piétiné, chuchoté, une rumeur de chapelle sous la flamme courte des cierges. On regardait à travers les lianes, les feuillages, le corps exposé dans une étoffe de soie ramagée de fleurs d’or, coiffé en turban pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son long étendu, les mains blanches en avant qui disaient l’abandon, le déliement suprême, sur le divan bas ombragé de glycines où Gaussin et sa maîtresse s’étaient connus là nuit du bal.
X
On en meurt donc quelquefois de ces ruptures!… Maintenant, quand ils se disputaient, Jean n’osait plus parler de son départ, il ne criait plus, exaspéré:
– Heureusement, ça va finir.
Elle n’aurait eu qu’à répondre:
– C’est bien, va-t’en… moi, je me tuerai, je ferai comme l’autre…
Et cette menace qu’il croyait comprendre dans la mélancolie de ses regards et des airs qu’elle chantait, dans la songerie de ses silences, le troublait jusqu’à l’épouvante.
Cependant il avait passé l’examen de classement qui termine, pour les attachés consulaires, le stage ministériel; reçu dans un bon rang, on allait le désigner pour un des premiers postes libres, ce n’était plus qu’une affaire de semaines, de jours!… Et autour d’eux, dans cette fin de saison aux soleils de plus en plus brefs, tout se hâtait aussi vers les changements de l’hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenêtre devant le premier brouillard, s’écriait:
– Tiens, les hirondelles sont parties…
L’une après l’autre, les maisons bourgeoises du pays fermaient leurs persiennes; sur la route de Versailles, des voitures de déménagement se succédaient, de grands omnibus de campagne chargés de paquets, avec des panaches de plantes vertes sur la plate-forme, pendant que les feuilles s’en allaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel bas, et que les meules montaient dans les champs dégarnis. Derrière le verger, dépouillé, rapetissé par le manque de verdure, les chalets fermés, les séchoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en paysage triste, et de l’autre côté de la maison, la voie ferrée mise à nu déroulait tout le long des bois en grisaille sa noire ligne voyageuse.
Quelle cruauté de la laisser là toute seule dans cette tristesse des choses! Il sentait son cœur défaillir d’avance; jamais il n’aurait le courage de l’adieu. C’était bien là-dessus qu’elle comptait, l’attendant à cette minute suprême, et jusque-là tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sa promesse de ne pas mettre d’entraves à ce départ de tout temps prévu et consenti. Un jour, il rentra avec cette nouvelle:
– Je suis nommé…
– Ah!… et où donc?…
Elle questionnait, l’air indifférent, mais les lèvres et les yeux décolorés, une telle crispation sur tout le visage qu’il ne la fit pas plus longtemps attendre:
– Non, non… pas encore… J’ai cédé mon tour à Hédouin… ça nous donne au moins six mois.
Ce fut un débordement de larmes, de rires, de baisers fous qui balbutiaient:
– Merci, merci… Quelle bonne vie je vais te faire maintenant!… C’était ça, vois-tu, qui me rendait méchante, cette idée de départ…
Elle allait s’y préparer mieux, s’y résigner petit à petit. Et puis, dans six mois, ce ne serait plus l’automne, avec le contre-coup de ces histoires de mort.
Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles; et même, pour éviter les ennuis causés par l’enfant, elle se décidait à le mettre en pension à Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et si ce nouveau régime ne modifiait pas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenait l’hypocrisie. On vivait au calme, les dîners avec les Hettéma savourés sans orage, et le piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean restait plus troublé, plus perplexe que jamais, se demandant où le mènerait sa faiblesse, songeant parfois à renoncer aux consulats, à passer dans le service des bureaux. C’était Paris, le bail du ménage indéfiniment renouvelé; mais tout le rêve de sa jeunesse à bas, et le désespoir des siens, la brouille certaine avec son père qui ne lui pardonnerait pas cet abandon, surtout lorsqu’il en saurait les causes.
Et pour qui?… Pour une créature vieillie, fanée, qu’il n’aimait plus, il en avait eu la preuve en face de ses amants… Quel maléfice tenait donc, dans cette vie à deux?
Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours d’octobre, un regard de jeune fille levé vers le sien lui rappela tout à coup sa rencontre du bois, cette grâce radieuse de femme-enfant, dont le souvenir l’avait poursuivi pendant des mois. Elle portait la même robe claire que le soleil tachait si joliment sous les branches, mais recouverte d’un grand manteau de voyage; et dans le wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands roseaux, et des dernières fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la villégiature. Elle aussi l’avait reconnu, d’un demi-sourire frissonnant sur la limpidité d’eau de source de ses yeux; et ce fut, pendant une seconde, l’entente inexprimée de la même pensée chez ces deux êtres.