Et voici comme il s’y était pris.
La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une friture dans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pour dîner; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, de carcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Ce n’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garçons, en camarades; mais ce jour-là, cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait de partout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donné carte blanche… Ah! la mâtine… Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement.
– Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.
Il n’insista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit: «Ce sera pour après dîner.» Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du Quinze Août. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendait les tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait les rues.
– Est-il embêtant, ce Courbebaisse, de n’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi, ce soir.
– Et moi, donc!
Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur la rampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sa taille:
– Oh! Paola… Paola…
Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais si fort, de si bon cœur qu’il finit par en faire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir, en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré des macarons; et comme leurs chambres étaient voisines, elle lui chantait à travers la cloison: T’es trop p’tit, t’es trop p’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre, l’appeler la veuve Mornas; mais c’était encore trop tôt. Le lendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner, pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de ne pas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il tira sa montre et dit solennellement:
– Midi, c’est fait…
– Quoi donc?
– Il est marié.
– Qui?
– Courbebaisse.
Vlan!
– Ah! mon ami, quelle gifle… Dans toutes mes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatre heures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails du P.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, m’abîme de coups et de griffes; – cette chance!… moi qui nous avais enfermés à clef; – puis elle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on la maintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buisson de ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans ces affaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et un soleil!… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, en approchant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sous les fenêtres… Ah! mon Dieu, elle s’est suicidée? Elle a tué quelqu’un? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Je me précipite, et qu’est-ce que je vois?… Le balcon chargé de lanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe, enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise, en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Et voilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison de Courbebaisse; je ne te dirai pas que tout a été fini d’une fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi; et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.
– Ah! mon oncle, ce n’est pas le même genre de femme.
– Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ils étaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…
– C’est pourtant vrai…
Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et son histoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettait pas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre et n’avait que trop attendu.
– Alors, comment veux-tu faire?…
Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puis d’un air négligent:
– C’est loin d’ici qu’il demeure?
– Qui donc?
– Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’as parlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendant qu’on est ensemble…
Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur d’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premiers succès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeur artistique; il y mettrait le prix, certainement, mais ces messieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.
– Oh! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s’en charger…
Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’une foule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.
– Et vous êtes amis?
– Très amis.
– Ce Paris, pas moins!… comme on y fait de belles connaissances.
Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle les avait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire y pensait:
– C’est lui l’auteur de cette Sapho que nous avons à Castelet?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourrait t’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, ça impressionne toujours une femme…
Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-être à utiliser l’influence du premier amant.
Et l’oncle continuait d’un bon rire:
– à propos, tu sais, le bronze n’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu le malheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plus voulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés au moindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laisser soupçonner le motif… Oh! les femmes… Elle a si bien manœuvré qu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage; même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porté malheur.