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– Adieu, adieu, père Hochecorne.

Et ils se hâtent tous trois vers la maison, Hettéma toujours très intrigué de ces clameurs qui remplissaient le bois.

– Ça montait, descendait, on aurait dit une bête qu’on égorge… Mais comment n’avez-vous rien entendu?

Ni l’un ni l’autre ne répondent.

Au coin du Pavé des Gardes, Jean hésite.

– Reste dîner… lui dit-elle tout bas, suppliante… Ton train est passé… tu prendras celui de neuf heures.

Il rentre avec eux. Que peut-il craindre? On ne recommence pas deux fois une scène pareille, et c’est bien le moins qu’il lui donne cette petite consolation.

La salle est chaude, la lampe éclaire bien, et le bruit de leurs pas dans la traverse a prévenu la servante, qui apporte la soupe sur la table.

«Enfin, vous voilà!…» dit Olympe déjà installée, la serviette remontée sous ses bras courts. Elle découvre la soupière et s’arrête tout à coup avec un cri:

– Mon Dieu, ma chère!…

Hâve, de dix ans plus vieille, les paupières gonflées et sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le désordre effaré d’une pierreuse qui sort d’une chasse de police, c’est Fanny. Elle respire un moment, ses pauvres yeux brûlés clignotent à la lumière, et peu à peu la chaleur de la petite maison, cette table gaiement servie, provoquent le souvenir des bons jours, un nouveau rappel de larmes où se distinguent ces mots:

– Il me quitte… Il se marie.

Hettéma, sa femme, la paysanne qui les sert se regardent, regardent Gaussin. «Enfin, dînons toujours», dit le gros homme qu’on sent furieux; et le bruit des cuillerées voraces se mêle à un ruissellement d’eau dans la chambre voisine, où Fanny est en train d’éponger son visage. Quand elle revient toute bleuie de poudre, en blanc peignoir de laine, les Hettéma l’épient avec angoisse, s’attendant à quelque nouvelle explosion, et sont très étonnés de la voir, sans un mot, se jeter sur les plats gloutonnement, comme un naufragé, combler le creusement de son chagrin et le gouffre de ses cris de tout ce qu’elle trouve à portée, le pain, les choux, une aile de pintade, des pommes. Elle mange, elle mange…

On cause d’abord d’un air contraint, puis plus librement, et comme avec les Hettéma ce n’est que de choses bien plates et matérielles, la façon d’accommoder les crêpes aux confitures, ou si le crin vaut mieux que la plume pour dormir, on arrive sans encombre au café, que le gros ménage agrémente d’un petit caramel savouré lentement, les coudes sur la table.

C’est plaisir de voir le bon regard confiant et tranquille qu’échangent ces lourds compagnons de crèche et de litière. Ils n’ont pas envie de se quitter, ceux-là. Jean surprend ce regard et, dans l’intimité de la salle pleine de souvenirs, d’habitudes tapies à tous les coins, une torpeur de fatigue, de digestion, de bien-être l’envahit. Fanny qui le surveille a rapproché doucement sa chaise, coulé ses jambes, glissé son bras sous le sien.

– écoute, dit-il brusquement… Neuf heures… vite, adieu… Je t’écrirai.

Il est debout, dehors, la rue franchie, tâte dans l’ombre pour ouvrir la barrière du passage. Deux bras l’étreignent à plein corps:

– Embrasse-moi au moins…

Il se sent pris sous le peignoir ouvert où elle est nue, pénétré de cette odeur, de cette chaleur de chair de femme, bouleversé de ce baiser d’adieu qui lui laisse dans la bouche un goût de fièvre et de larmes; et elle, tout bas, le sentant faible:

– Encore une nuit, plus qu’une…

Un signal sur la voie… C’est le train!…

Comment eut-il la force de se dégager, de bondir jusqu’à la gare dont les fanaux luisaient à travers les branches défeuillées? Il s’en étonnait encore, tout haletant dans un coin de wagon, guettant par la portière les fenêtres allumées de la maisonnette, une forme blanche contre la barrière…

– Adieu! adieu!…

Et ce cri rassurait la terreur silencieuse qu’il venait d’avoir à ce tournant des rails, en apercevant sa maîtresse à la place occupée par son rêve de mort.

La tête dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dont la lueur n’était plus qu’une étoile égarée. Tout à coup il sentit une joie, un soulagement énormes. Comme on respirait, que c’était beau toute cette vallée de Meudon et ces grands coteaux noirs dégageant au loin un triangle étincelant d’innombrables lumières, égrenées vers la Seine en cordons réguliers! Irène l’attendait là, et il allait à elle de toute la vitesse du train, de tout son désir d’amoureux, de tout son élan vers l’honnête et jeune vie…

Paris!… Il arrêtait une voiture pour se faire conduire place Vendôme. Mais, sous le gaz, il aperçut ses vêtements, ses souliers couverts de boue, une boue lourde, épaisse, tout son passé qui le tenait encore pesamment et salement. «Oh! non, pas ce soir…» Et il rentra à son ancien hôtel, rue Jacob, où le Fénat lui avait retenu une chambre près de la sienne.

XIII

Le lendemain, Césaire, qui s’était chargé de la commission délicate d’aller à Chaville reprendre les effets, les livres de son neveu, consommer la rupture par le déménagement, revint fort tard, alors que Gaussin commençait à se fatiguer de toutes sortes de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacre à galerie, lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rue Jacob, chargé de caisses ficelées et d’une énorme malle qu’il reconnut pour la sienne, et l’oncle rentra mystérieux et navré:

– J’ai été long, pour ramasser le tout en une fois et n’être pas obligé d’y revenir…

Puis, montrant les colis que deux garçons rangeaient par la chambre:

– Ici le linge, les vêtements, là tes papiers, tes livres… Il ne manque que tes lettres; elle m’a supplié de les lui laisser encore pour les relire, avoir quelque chose de toi. J’ai pensé que ça n’offrait pas de danger… C’est une si bonne fille…

Il souffla longuement, assis sur la malle, et s’épongeant le front avec son mouchoir de soie écrue, large comme une serviette. Jean n’osait demander des détails, dans quelles dispositions il l’avait trouvée; l’autre n’en donnait pas, de peur de l’attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, gros de choses inexprimées, par des remarques sur le temps changé brusquement depuis la veille, tourné au froid, sur l’aspect lamentable de cette banlieue de Paris déserte et dénudée, plantée de cheminées d’usines et de ces énormes cylindres de fonte, réservoirs des maraîchers. Puis au bout d’un moment:

– Elle ne vous a rien donné pour moi, mon oncle?

– Non… tu peux être tranquille… Elle ne t’embêtera pas, elle a pris son parti avec beaucoup de résolution et de dignité…

Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots une intention de blâme, un reproche de sa rigueur?

– C’est égal, corvée pour corvée, reprenait l’oncle, j’aimais mieux encore les griffes de la Mornas que le désespoir de cette malheureuse.

– Elle a beaucoup pleuré?