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Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny le remerciait de n’être pas si dur qu’il voulait le paraître, puisqu’il prenait encore quelque intérêt à la pauvre abandonnée: «On t’a dit, n’est-ce pas?… J’ai voulu mourir… c’était de me sentir si seule!… J’ai essayé, je n’ai pas pu, on m’a arrêtée, ma main tremblait peut-être… la peur de souffrir, de devenir laide… Oh! cette petite Doré, comment a-t-elle eu le courage?… Après la première honte de m’être manquée, ç’a été une joie de penser que je pourrais t’écrire, t’aimer de loin, te voir encore; car je ne perds pas l’espoir que tu viendras une fois, comme on vient chez une amie malheureuse, dans une maison en deuil, par pitié, seulement par pitié.»

Dès lors il arriva de Chaville tous les deux ou trois jours une capricieuse correspondance, longue, courte, un journal de douleur qu’il n’eut pas la force de renvoyer et qui agrandit dans ce cœur tendre la place à vif d’une pitié sans amour, non plus pour la maîtresse, mais pour l’être humain souffrant à cause de lui.

Un jour c’était le départ de ses voisins, ces témoins de son bonheur passé qui lui emportaient tant de souvenirs. À présent elle n’avait plus pour les lui rappeler que les meubles, les murs de leur petite maison, et la femme de service, pauvre bête sauvage, aussi peu intéressée aux choses que le loriot, tout frileux de l’hiver, tristement ébouriffé dans un coin de sa cage.

Un autre jour, un pâle rayon égayant la vitre, elle se réveillait toute joyeuse dans cette persuasion: il viendra aujourd’hui!… Pourquoi?… rien, une idée… Tout de suite elle se mettait à faire la maison belle, et la femme coquette avec sa robe des dimanches et la coiffure qu’il aimait; puis jusqu’au soir, jusqu’à la dernière goutte de lumière, elle comptait les trains à la fenêtre de la salle, l’écoutait venir par le Pavé des Gardes… Fallait-il être folle!

Quelquefois rien qu’une ligne: «Il pleut, il fait noir… je suis seule et je te pleure…» Ou bien elle se contentait de mettre sous enveloppe une pauvre fleur toute trempée et raide de frimas, la dernière de leur petit jardin. Mieux que toutes les plaintes, cette fleur ramassée sous la neige, disait l’hiver, la solitude, l’abandon; il voyait la place, au bout de l’allée, et contre les plates-bandes, une jupe de femme mouillée jusqu’à l’ourlet, allant et revenant dans une solitaire promenade.

Cette pitié qui lui angoissait le cœur le faisait vivre encore avec Fanny, malgré la rupture. Il y songeait, se la figurait à toute heure; mais par une singulière défaillance de sa mémoire, quoiqu’il n’y eût guère plus de cinq ou six semaines depuis leur séparation, et que les moindres détails de leur intérieur lui fussent encore présents, la cage de La Balue en face d’un coucou en bois gagné à une fête de campagne, jusqu’aux branches du noisetier qui battaient au moindre vent la vitre de leur cabinet de toilette, la femme elle-même ne lui apparaissait plus distinctement. Il la voyait dans un reculement de brume avec un seul détail de sa figure, accentué et pénible, la bouche déformée, le sourire troué par cette dent qui manquait.

Ainsi vieillie, qu’allait-elle devenir, la pauvre créature contre qui il avait dormi si longtemps? L’argent fini qu’il lui avait laissé, où irait-elle, jusque vers quel bas-fond? Et tout à coup se dressait dans son souvenir, la triste raccrocheuse, rencontrée le soir dans une taverne anglaise, mourant de soif devant sa tranche de saumon fumé. Elle deviendrait cela, celle dont il avait si longtemps accepté les soins, la tendresse passionnée et fidèle. Et cette idée le désespérait… Cependant, que faire? Parce qu’il avait eu le malheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque temps avec elle, était-il condamné à la garder toujours, à lui sacrifier son bonheur? Pourquoi lui et pas les autres? Au nom de quelle justice?

Tout en s’interdisant de la revoir, il lui écrivait; et ses lettres à dessein positives et sèches laissaient deviner son émotion sous des conseils de sagesse et d’apaisement. Il l’engageait à retirer Joseph de pension, à le reprendre pour s’occuper, se distraire; mais Fanny refusait. À quoi bon mettre cet enfant en présence de sa douleur, de son découragement? c’était bien assez du dimanche où le petit rôdait de chaise en chaise, errait de la salle au jardin, devinant qu’un grand malheur avait attristé la maison, et n’osant plus demander des nouvelles de «papa Jean» depuis qu’on lui avait dit avec des sanglots qu’il était parti, qu’il ne reviendrait plus:

– Tous mes papas s’en vont, alors!

Et ce mot du petit abandonné, tombant d’une lettre navrante, restait lourd sur le cœur de Gaussin. Bientôt, cette pensée de la savoir à Chaville devint une oppression telle, qu’il lui conseilla de rentrer dans Paris, de voir du monde. Avec sa triste expérience des hommes et des ruptures, Fanny ne vit dans cette offre qu’un affreux égoïsme, l’envie de se débarrasser d’elle à jamais, par un de ces brusques béguins dont elle était familière; et elle s’en expliqua avec sincérité:

«Tu sais ce que je t’ai dit autrefois… Je resterai ta femme malgré tout, ta femme aimante et fidèle. Notre petite maison m’enveloppe de toi, et je ne voudrais la quitter pour rien au monde… Que ferais-je à Paris? J’ai le dégoût de mon passé qui t’éloigne; et puis, songe à quoi tu nous exposes… Tu te crois donc bien fort? Viens, alors, méchant… une fois, rien qu’une…»

Il n’y alla pas; mais, un dimanche, l’après-midi, seul et travaillant, il entendit frapper deux petits coups à sa porte. Il tressaillit, reconnut sa façon vive de s’annoncer comme autrefois. Craignant de trouver en bas quelque consigne, elle était montée d’une haleine, sans rien demander. Il s’approcha, les pas enfoncés dans le tapis, entendant son souffle par la feuillure:

– Jean, es-tu là?…

Oh! cette voix humble et brisée… Encore une fois, pas bien fort: «Jean!…» puis une plainte soupirée, le froissement d’une lettre, et la caresse et l’adieu d’un baiser jeté.

L’escalier descendu marche à marche, lentement, comme si elle attendait un rappel, Jean, seulement alors, ramassa la lettre et l’ouvrit. On avait enterré le matin la petite Hochecorne à l’hospice des Enfants-Malades. Elle était venue avec le père et quelques personnes de Chaville, et n’avait pu se défendre de monter pour le voir ou laisser ces lignes écrites d’avance. «… Quand je te le disais!… si j’habitais Paris, on ne verrait que moi dans ton escalier… Adieu, m’ami, je rentre chez nous…»

Et en lisant, les yeux brouillés de larmes, il se rappelait la même scène rue de l’Arcade, la douleur de l’amant congédié, la lettre glissée sous la porte, et le rire sans cœur de Fanny. Elle l’aimait donc plus qu’il n’aimait Irène! Ou bien est-ce que l’homme, plus mêlé que la femme au combat des affaires et de la vie, n’a pas comme elle l’exclusivisme de l’amour, l’oubli et l’indifférence de tout ce qui n’est pas sa passion, absorbante et unique?