Elle resta au bord du lit, un peu surprise de cette gravité.
– Fanny… Nous allons partir.
Elle crut d’abord qu’il plaisantait pour l’éprouver. Mais les détails très précis qu’il donnait la détrompèrent vite. Il y avait un poste vacant, celui d’Arica; il le demanderait. C’était l’affaire d’une quinzaine de jours, le temps de préparer les malles…
– Et ton mariage?
– Plus un mot là-dessus… Ce que j’ai fait est irréparable… Je vois bien que c’est fini, je ne pourrai plus me séparer de toi.
– Pauvre bébé! fit-elle avec une douceur triste, un peu méprisante.
Puis, après avoir tiré deux ou trois bouffées:
– C’est loin, ce pays que tu dis?
– Arica?… très loin, au Pérou…
Et tout bas:
– Flamant ne pourra pas te rejoindre…
Elle resta songeuse et mystérieuse dans son nuage de tabac. Lui, tenait toujours sa main, frôlait son bras nu, et bercé par le dégoulinement de l’eau tout autour de la petite maison, il fermait les yeux, s’enfonçait dans la vase doucement.
XV
Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà parti comme tous ceux qui s’apprêtent au départ, Gaussin est depuis deux jours à Marseille où Fanny doit venir le rejoindre et s’embarquer avec lui. Tout est prêt, les places retenues, deux cabines de première pour le vice-consul d’Arica voyageant avec sa belle sœur; et le voilà qui arpente le carreau dérougi de la chambre d’hôtel, dans la double attente fiévreuse de sa maîtresse et de l’appareillage.
Il faut qu’il marche et s’agite sur place, puisqu’il n’ose sortir. La rue le gêne comme un criminel, comme un déserteur, la rue marseillaise mêlée et grouillante où il lui semble qu’à chaque tournant son père, le vieux Bouchereau vont se montrer, lui mettre la main sur l’épaule pour le reprendre et le ramener.
Il s’enferme, mange là sans même descendre à la table d’hôte, lit sans fixer ses yeux, se jette sur son lit, distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage de La Pérouse, la Mort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetés de mouches, et des heures entières s’accoude au balcon en bois vermoulu, abrité d’un store jaune aussi rapiécé que la voile d’un bateau de pêche.
Son hôtel, l’«hôtel du Jeune Anacharsis», dont le nom pris au hasard sur le Bottin l’a tenté quand il convenait du rendez-vous avec Fanny, est une vieille auberge point luxueuse ni même très propre, mais qui donne sur le port, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenêtres, des perruches, des cacatoès, des oiseaux des îles au doux ramage interminable, tout l’étalage en plein air d’un oiselier dont les cages empilées saluent le jour levant d’une rumeur de forêt vierge, couverte et dominée, à mesure que la journée s’avance, par les bruyants travaux du port, réglés au bourdon de Notre Dame-de-la-Garde.
C’est une confusion de jurons dans toutes les langues, de cris de bateliers, de portefaix, de marchands de coquillages, entre les coups de marteau du bassin de radoub, le grincement des grues, le heurt sonore des «romaines» rebondissant sur le pavé, cloches de bords, sifflets de machines, bruits rythmés de pompes, de cabestans, eaux de cale qu’on dégorge, vapeur qui s’échappe, tout ce fracas doublé et répercuté par le tremplin de la mer voisine, d’où monte de loin en loin le mugissement rauque, l’haleine de monstre marin d’un grand transatlantique qui prend le large.
Et les odeurs aussi évoquent des pays lointains, des quais plus ensoleillés et chauds encore que celui-ci; les bois de santal, de campêche qu’on décharge, les limons, les oranges, pistaches, fèves, arachides, dont l’âcre senteur se dégage, monte avec des tourbillons de poussières exotiques dans une atmosphère saturée d’eau saumâtre, d’herbes brûlées, des graisses fumeuses des Cook-house.
Le soir venu, ces rumeurs s’apaisent, ces épaisseurs de l’air retombent et s’évaporent; et tandis que Jean, rassuré par l’ombre, le store relevé, regarde le port endormi et noir sous l’entre-croisement en hachures des mâts, des vergues, des beauprés, quand le silence n’est traversé que du clapotis d’une rame, de l’aboi lointain d’un chien de bord, au large, tout au large, le phare de Planier projette en tournant une longue flamme rouge ou blanche qui déchire l’ombre, montre en un clignotement d’éclair des silhouettes d’îles, de forts, de roches. Et ce regard lumineux guidant des milliers de vies à l’horizon, c’est encore le voyage, qui l’invite et lui fait signe, l’appelle dans la voix d’un vent, les houles de la pleine mer, et la rauque clameur d’un steamboat qui râle et souffle toujours à quelque point de la rade.
Encore vingt-quatre heures d’attente; Fanny ne doit le rejoindre que dimanche. Ces trois jours trop tôt au rendez-vous, il devait les passer près des siens, les donner aux bien-aimés qu’il ne reverra de plusieurs années, qu’il ne retrouvera plus peut-être; mais dès le soir de son arrivée à Castelet, quand son père a su que le mariage était rompu et qu’il en a deviné les causes, une explication a eu lieu, violente, terrible.
Que sommes-nous donc, que sont nos affections les plus tendres, les plus près de notre cœur, pour qu’une colère qui passe entre deux êtres de même chair, de même sang, arrache, torde, emporte leur tendresse, les sentiments de nature aux racines si profondes et si fines, avec la violence aveugle, irrésistible, d’un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs marins n’osent se souvenir et disent en pâlissant:
– Ne parlons pas de ça…
Il n’en parlera jamais, mais il s’en souviendra toute sa vie de cette horrible scène sur la terrasse de Castelet où s’est passée son enfance heureuse, devant cet horizon splendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cyprès qui se serraient immobiles et frissonnants autour de la malédiction paternelle. Toujours il reverra ce grand vieillard, aux joues convulsées et remuantes, marchant sur lui avec cette bouche de haine, ce regard de haine, proférant les paroles qu’on ne pardonne pas, le chassant de la maison et de l’honneur:
– Va-t’en, pars avec ta gueuse, tu es mort pour nous!…
Et les petites bessonnes criant, se traînant à genoux sur le perron, demandant grâce pour le grand frère, et la pâleur de Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant que là-haut, derrière la vitre, le doux et anxieux visage de la malade demandait pourquoi tout ce bruit et son Jean s’en allant si vite et sans l’embrasser.
Cette idée qu’il n’avait pas embrassé sa mère l’a fait revenir à mi-route d’Avignon; il a laissé Césaire avec la voiture au bas du pays, pris la traverse et pénétré dans Castelet par le clos, comme un voleur. La nuit était sombre; ses pas s’empêtraient dans la vigne morte, et même il finissait par ne plus pouvoir s’orienter, cherchant sa maison dans les ténèbres, déjà étranger chez lui. La blancheur des murs crépis le guidait enfin d’un reflet vague; mais la porte du perron était fermée, les fenêtres partout éteintes. Sonner, appeler? Il n’osait, par crainte de son père. Deux ou trois fois il a fait le tour du logis, espérant trouver l’issue d’un volet mal clos. Partout la lanterne de Divonne avait passé comme chaque soir; et après un long regard à la chambre de sa mère, l’adieu de tout son cœur à sa maison d’enfance qui le repousse elle aussi, il s’est enfui désespéré avec un remords qui ne le quitte plus.