Elle s’écarta de lui, avec un sourire un peu moqueur.
— Il faut que je m’en aille, maintenant, murmura-t-elle.
— Déjà ?
— Nous nous reverrons. Dans deux jours.
Les yeux de Tania, très brillants, avaient une expression avide. En dépit de son jeune âge elle n’avait pas l’air d’une petite pensionnaire. Malko mourait d’envie de la basculer sur la banquette et de lui faire l’amour, là, tout de suite. Il était sûr qu’elle ne se défendrait pas et presque certain que c’était ce qu’elle attendait. Mais un vieux fond de civilisation le retint. Plus le sens du devoir : Schalberg devait déjà l’attendre…
Il se contenta de la prendre aux épaules, au moment où elle allait sortir, et de la plaquer brutalement contre lui. Elle lui rendit son étreinte, sans mot dire. Ils redescendirent sans avoir vu personne.
Dans la rue, elle redevint la jeune fille bien élevée et un peu distante qu’il avait déjà rencontrée. Elle lui tendit la main et monta dans une grosse voiture noire conduite par un chauffeur.
Celui de Malko attendait au volant du taxi, en écoutant son transistor.
Cinq minutes plus tard, Malko était à l’ambassade américaine, un peu plus loin, sur le Tachtejamchid. En face, il y avait la carcasse rouillée d’un immeuble en construction, en panne depuis plus d’un an, faute d’argent. Avec un intérêt de vingt pour cent par mois, les promoteurs avaient vu trop grand. La carcasse servait maintenant d’abri à de pauvres diables qui y passaient leurs nuits autour d’un brasero. Et les putains, qui hantaient le Tachtejamchid dès la nuit tombée, y entraînaient leurs clients trop radins pour s’offrir une chambre.
On introduisit Malko immédiatement dans le bureau de Schalberg.
Le général avait l’air soucieux. Il désigna un siège à Malko, alluma une cigarette sans lui en offrir et attaqua :
— Vous avez fait des bêtises, mon cher SAS. De grosses bêtises. J’ai un mal fou à réparer cela.
— Quelles bêtises ?
Tendu, Malko attendait la suite. Quelque chose ne tournait pas rond. Le général le regarda ironiquement :
— Voulez-vous ramener vous-même à l’ambassade de Belgique le corps de M. Van der Staern ?
Du coup, Malko retrouva tout son sang-froid.
— Ça ne me dérangerait pas. Il a été tué par des soldats iraniens, agissant au mépris du droit le plus élémentaire.
— Vous oubliez de dire combien vous en avez tué et blessé, vous-même ?
— Après qu’ils ont tenté de nous assassiner.
— Que faisiez-vous en pleine nuit dans un dépôt de l’armée iranienne ?
— Je vérifiais une information.
— Quelle information ?
— Vous le savez aussi bien que moi. Ce convoi de blé était en réalité un convoi d’armes.
— Et alors ? Pourquoi avez-vous fourré votre nez là-dedans ? C’est notre métier. C’est parfait, de faire du zèle, mais pas en cachette. Vous voulez avoir le fin mot de l’histoire ?
— Je le voudrais.
— Grâce à des fuites, nous savions depuis quelque temps que le parti communiste clandestin, le Toudeh, allait tenter de faire entrer des armes en Iran. Nous les avons repérées, et suivies à travers l’Europe. Malheureusement, il y avait aussi des traîtres dans nos services. Ce qui explique l’attaque dont vous avez été l’objet.
— Le lieutenant Tabriz ?
— Était un communiste. Parfaitement. Ses complices avaient besoin d’argent pour payer leurs armes. Nous avons laissé faire, pour ne pas les effaroucher. Qu’importaient quelques dollars si nous pouvions, le général Khadjar et moi, mettre la main sur tout le réseau clandestin du Toudeh ?
— Mais alors, que faisaient les armes dans un dépôt de l’armée ?
— Vous ne comprenez rien !
Le général secoua la tête et écrasa sa cigarette dans un cendrier.
— Nous avions pu détourner ces armes de leur destination primitive. Les services de mon ami Khadjar avaient l’intention de « purger » les sacs de blé avant leur arrivée à Téhéran. Ce qui aurait jeté la confusion chez nos adversaires. Car ils avaient besoin de ces armes. De plus, ils se seraient retournés contre leurs fournisseurs, persuadés d’avoir été bernés, ce qui faisait d’une pierre deux coups.
— Pourquoi les soldats ont-ils tenté de nous abattre et pourquoi ont-ils tué Van der Staern qui se rendait ?
— Ils avaient l’ordre de ne laisser approcher personne des wagons. Ils vous ont pris pour des communistes qui venaient prendre livraison des armes.
— Ils pouvaient nous faire prisonniers.
Schalberg sourit très légèrement :
— Mon cher SAS, vous êtes bien naïf ! Tous les Toudeh que nous avons pu attraper sont au cimetière de Téhéran. Là, ils ne gênent plus personne.
Malko approuva distraitement. Toutes ses hypothèses s’écroulaient. Le général l’avait devancé et il avait réponse à tout. Et si la CIA avait été « intoxiquée » par des agents soviétiques, désireux de se débarrasser de Schalberg et de Khadjar ? Il décida de ne pas dévoiler toutes ses batteries.
— Je suis désolé, mon Général, dit-il d’un ton contrit. En effet, j’ai voulu faire cavalier seul. Ayant rencontré par hasard ce Van der Staern, je me suis dit que ce serait amusant de vous apporter cette belle affaire sur un plat d’argent.
— Bien sûr, bien sûr, fit Schalberg, protecteur. Mais ça a mal tourné. Surtout pour Van der Staern.
Schalberg était plus détendu, comme si l’apparente humilité de Malko l’avait rassuré. Celui-ci en profita.
— Je compte quitter bientôt l’Iran, enchaîna-t-il. À vrai dire je partirais aujourd’hui même si je n’avais pas rencontré une ravissante créature, qui m’a invité après-demain à une petite réception des Mille et Une Nuits…
Le général éclata de rire.
— Vous faites bien de vous détendre. Puisque vous en avez le temps. Mais attention aux beautés locales. Elles sont farouches et bien gardées. Vous allez vous retrouver marié à l’iranienne.
— Je ferai attention.
— Bon, encore une chose. Les Iraniens font un barouf du diable à cause des gens que vous avez descendus à Khurramchahr. Le général Khadjar essaie de vous couvrir. Je lui ai expliqué le malentendu. Mais il se peut que vous soyez interrogé par la Sécurité Militaire d’ici. Dans ce cas, niez tout. Ils ont l’ordre de ne pas trop insister.
Schalberg se leva et tendit la main à Malko.
— Bonne chance dans vos conquêtes. Et ne faites pas trop de mauvaises rencontres, comme celle de votre déjeuner. Ce sont des gens de mauvais conseil. Laissez-nous résoudre tous ces problèmes, et dites à Washington que nous avons la situation bien en main.
La porte du bureau se referma sur le géant. Malko, pensif, descendit l’escalier. En sortant, il se heurta à quelqu’un qui entrait : un grand type blond, aux cheveux rasés et à l’air fermé ; un des gorilles de l’ambassade, probablement.
Il marcha un peu sur le Tachtejamchid avant de prendre un taxi. L’histoire était de plus en plus embrouillée. Pourquoi Schalberg le surveillait-il ? Ce n’était pas la première fois que les Russes essayaient un coup pareil. Pour s’éclaircir les idées, il décida de retrouver Derieux.
L’hôtel Séfid était à deux pas. Il entra et appela le Belge.
— Je suis content de vous entendre, fit celui-ci. J’ai des nouvelles pour vous.
— Parfait, je viens.
Malko sauta dans un taxi et, cinq minutes plus tard, il débarquait rue Soraya. Derieux vint ouvrir lui-même, son molosse sur les talons.
Il ramena Malko au salon et alla chercher une bouteille de Champagne, du Moët et Chandon.
— C’est celui de l’ambassade de France, souligna-t-il. Le meilleur. Ça vaut les potins que j’ai glanés.