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— On est mieux ici que dehors, soupira Derieux.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Je n’en sais rien. D’habitude, ils sont pacifiques et se contentent de passer à tabac quelques flics, qui le leur rendent bien. Mais il n’y a jamais de morts.

— Ils ont des armes, d’habitude ?

— Non.

— Ce n’est plus le cas. On dirait que la cargaison de Van der Staern est arrivée à bon port.

— Oui, mais à quel port ?

— Eh bien, les communistes ou les autres.

— Quels autres ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. C’est la bouteille à l’encre. Quelqu’un est en train de fomenter la bagarre, c’est certain. Mais dans quelle intention ?

Malko se leva d’un bond, époussetant son complet.

— Allons voir. Il faut savoir qui tire les ficelles.

— On risque de se faire descendre.

— Ici, nous ne servons à rien. On apprendra par les journaux ce qui s’est passé.

— Ça vaut mieux que de ne pas pouvoir les lire du tout.

— Allons, ne soyez pas si pessimiste, mon cher !

À contrecœur, Derieux suivit Malko. La ruelle était toujours déserte. Ils remontèrent en direction du Bazar, d’où filtraient une sourde rumeur et des coups de feu, isolés et par rafales. Plusieurs explosions suivirent.

— Un bazooka, remarqua Malko.

À la lisière sud du Bazar, il n’y avait pas un chat. Mais deux corps étendus et des dizaines de chaussures abandonnées montraient qu’on s’était battu. Plusieurs vitrines étaient brisées, et une autre cabine téléphonique était complètement détruite.

— Passons par le Bazar. Au moins les chars ne peuvent pas y venir, proposa Derieux. Nous ressortirons de l’autre côté, sur la Bouzarjomeri.

Ils ne croisèrent personne dans le dédale du Bazar. Toutes les boutiques avaient leur rideau de fer baissé ; l’atmosphère était sinistre.

A l’air libre, ils furent salués par une clameur sauvage : à dix mètres d’eux, un groupe de jeunes gens pendaient un policier à un arbre. Le malheureux ne se débattait même pas.

Malko se détourna, horrifié. Derieux l’entraîna.

— Filons. Ils sont dingues.

Ils prirent l’avenue Khayyam, qui monte vers le nord. Partout des autobus aux vitres brisées, des boutiques éventrées, des corps de policiers, de soldats et de civils. Derieux, du pied, retourna un soldat. Il avait reçu en plein front une balle qui avait fait une grosse boursouflure…

Des petits groupes de manifestants les dépassaient en courant. Ils hâtèrent le pas, pour ne pas se faire remarquer. Des coups de feu venaient du nord. La large avenue Ferdowsi était encombrée de gens qui allaient tous dans cette direction. De temps à autre, un type ramassait une pierre et la jetait dans une vitrine. Les changeurs et les marchands de tapis de cette avenue cossue devaient être aux cent coups.

Marchant et courant, les deux hommes parvinrent enfin au carrefour de la Chah-Reza, centre de la ville, les Champs-Élysées de Téhéran.

Les manifestants étaient partout. Par petits groupes, ils progressaient vers le nord et vers l’ouest.

— Jamais ils ne sont montés si haut, remarqua Derieux. Le chah ne doit pas être tranquille. Pour peu que sa garde lâche !

— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Allez le leur demander ! Rien, la plupart ! Se défouler de vingt siècles de misère, en s’en prenant à des objets qu’ils ne posséderont jamais. Mais il y a des meneurs qui, eux, savent.

— Écoutez !

Derieux tendit l’oreille. Au-dessus des explosions sèches et des rafales d’arme automatique, il perçut un grondement caractéristique.

— Les chars.

Ils venaient de l’ouest, par la Chah-Reza.

Instinctivement, Derieux se mit à courir, dans la direction opposée.

— Attendez ! cria Malko. Il faut aller voir.

Ce n’était pas une bravade. Mais de là-bas venait le bruit des rafales et des bazookas. Donc, c’est là que se trouvaient les mystérieux meneurs.

Derieux secoua la tête :

— Vous êtes fou ! Un char, ça ne discute pas. Quand on sera morts, ça n’avancera personne.

Pourtant il suivit Malko.

Ils n’eurent pas à marcher longtemps. À la hauteur du Teheran-Palace, des manifestants refluaient en toute hâte, jetant leurs bâtons et leurs briques. Une barricade d’autobus et de voitures renversés obstruait l’avenue.

Derieux et Malko s’en approchèrent avec précautions. Devant, il y avait une autre barricade, où l’on tirait. Malko distingua le canon d’une mitrailleuse et le tube d’un bazooka. Il y eut une lueur brève et une fusée partit. C’est alors que Malko vit le premier char.

Il était embossé devant les grilles de l’Université et sa tourelle prenait l’avenue en enfilade. La fusée du bazooka le rata et explosa sur un arbre. Aussitôt les deux mitrailleuses du char crachèrent la mort.

Malko vit les mitrailleurs se crisper, comme frappés par une décharge électrique, et demeurer immobiles. Brusquement, le char avança, en tirant encore une courte rafale. Un autre, à gauche, le couvrait.

Il prenait de la vitesse. Malko et Derieux n’eurent que le temps de plonger dans le hall du Teheran-Palace. Personne ne les remarqua : employés et clients étaient à plat ventre.

Les deux chars passèrent devant l’hôtel, bousculèrent la barricade et continuèrent vers la Naderi. Malko releva la tête. Aucune troupe à pied ne suivait.

— Venez, souffla-t-il à Derieux.

La Chah-Reza était comme morte. Plus un manifestant. Le bruit de la bataille s’était déplacé à l’est et au sud. Mais on entendait encore de nombreux coups de feu.

Marchant avec précaution sur le trottoir, Malko parvint jusqu’à la seconde barricade. Autour de la mitrailleuse, les corps n’avaient pas bougé. Les énormes balles de 12, 7 y avaient creusé des déchirures affreuses.

Malko se pencha sur l’homme qui tenait encore la poignée de la mitrailleuse. Le visage n’existait plus. C’était un Iranien, jeune. Une autre balle avait déchiré sa veste. Par le trou, Malko aperçut un morceau de papier vert, qui accrocha son regard. Il tira, à travers la poche déchirée, et ramena une liasse de billets.

Derieux poussa un sifflement.

— Nom de Dieu !

Malko tenait à la main une liasse de billets américains de cent dollars !

Il ferma les yeux un instant et mit en marche son extraordinaire mémoire. Il faisait défiler les séries des billets volés. Celles-là faisaient partie du lot.

Derieux, retournant un autre corps, poussa une exclamation. Malko sursauta : le cadavre était celui d’un Européen.

C’était même une tête que Malko connaissait. Celle de l’homme qu’il avait croisé la veille à l’ambassade américaine. L’homme avait été frappé d’une rafale dans la poitrine, mais ses traits étaient intacts. Il serrait encore dans sa main une serviette en cuir. Un pistolet Walther avait glissé de ses doigts.

Malko arracha la serviette des doigts du mort. Derieux le tira par le bras :

— Ne restons pas là, voilà une colonne de troufions. Ils vont nous prendre pour des pillards.

Tenant toujours la serviette, Malko le suivit. Ils s’engouffrèrent dans une ruelle et prirent la direction du nord. Cent mètres plus loin, ils furent arrêtés par un barrage militaire. Un officier très poli leur demanda d’où ils venaient. Derieux répondit qu’ils avaient eu un rendez-vous d’affaires au Teheran-Palace et qu’ils cherchaient maintenant à regagner leur hôtel, le Hilton.

— Je vais mettre une jeep à votre disposition, répondit l’officier.

On les embarqua et ils prirent la route de Chimran. Il y avait des troupes partout. Au carrefour de la Maideneh, deux chars Patton étaient en batterie, avec des hommes casqués. Plusieurs camions bourrés de troupes stationnaient avenue Pahlavi.