Aussitôt qu’il eut raccroché, Malko se plongea dans l’annuaire téléphonique d’Istanbul, à la recherche de l’entreprise Belgrat. D’abord il ne trouva rien. Elle ne figurait pas plus sur la liste des entreprises de réparation que sur celle des chantiers navals.
Il dut parcourir deux pages d’annuaire avant de la trouver sous la rubrique « démolitions ». Il nota soigneusement l’adresse et descendit.
— Où se trouve la rue Akdeniz ? demanda-t-il à l’employé de réception.
L’autre le regarda avec surprise.
— Vous êtes sûr du nom ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est une petite rue dans le quartier qui longe la Londra Asfalti. C’est un peu notre foire aux puces…
Malko décida de laisser Krisantem, pour une fois. En passant, il lui dit :
— Mlle Leila va faire des courses. Vous la conduirez.
Il partit à pied dans la Cumhusivet et dès qu’il fut hors de vue, il sauta dans un taxi.
Le véhicule mit près d’une demi-heure pour arriver à la rue Akdeniz. Il s’arrêta devant le numéro 27 figuré par une grande porte de bois et un mur de terre grisâtre. Au-dessus de la porte, il y avait une pancarte où on arrivait encore à déchiffrer le nom de « Belgrat » bien qu’il fût aux trois quarts effacé.
« Pas du tout le genre d’entreprise à renflouer des bateaux », pensa Malko qui tourna la poignée de la porte. Elle s’ouvrit en grinçant. Il entra dans une cour encombrée de ferraille et de carcasses de voiture.
— Voulez-vous foutre le camp ! cria en turc, une voix graveleuse.
Chapitre XII
La voix venait d’un appentis à droite de la porte, que Malko n’avait pas aperçu en entrant. C’était une simple cabane en bois consolidée par des bouts de fûts métalliques. La plupart des vitres étaient remplacées par des carrés de carton. Celles qui restaient étaient tellement sales que Malko ne distinguait au travers qu’une vague silhouette.
En dépit de l’injonction qu’il venait de recevoir, il continua à avancer vers l’appentis.
— Je vous ai dit de foutre le camp ! hurla de nouveau la voix.
Malko fit un pas de plus.
La porte fut poussée si fort qu’un des gonds s’arracha. Et il sortit de la cabane une des créatures les plus immondes que Malko ait jamais rencontrée : un énorme bonhomme boudiné dans une chemise écossaise d’où la crasse avait effacé les couleurs et un pantalon de marin rapiécé au genou gauche.
Deux petits yeux noirs étaient les seules choses vivantes dans un visage qui ressemblait à un cornet de glace en train de fondre. De la glace à la vanille car le type était plutôt jaune. Quant au crâne, il était grisâtre, avec quelques plaques broussailleuses collées çà et là. Cette charmante apparition brandissait dans sa main droite une broche où étaient enfilés des morceaux de viande dégageant une odeur si nauséabonde que Malko ne put imaginer le mammifère qui l’avait fournie.
— Alors, vous êtes sourdingue ?
Cette fois il avait découvert des chicots noirâtres.
— Vous êtes monsieur Belgrat ? demanda poliment Malko.
— M. Belgrat, il est mort.
Et il cracha avant de retourner dans sa tanière. Malko le suivit. Sur une table innommable, encombrée de papiers, de boîtes de conserve vides, de bouteilles et de roulements à billes rouilles, le type avait posé un réchaud fait d’une boîte de biscuits remplie de sable imbibé de pétrole.
Il promenait amoureusement sa brochette au-dessus de la fumée noire, humant l’odeur du pétrole et de la viande brûlée avec délice. Furieux qu’on dérange son festin, il pointa sa broche sur le costume impeccable de Malko.
— Vous allez m’emmerder longtemps ?
— Il y a longtemps que M. Belgrat est mort ?
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? J’aime pas les curieux. Tirez-vous.
La pointe effleurait la cravate de Malko. Celui-ci prit l’air profondément peiné.
— C’est-à-dire que… j’avais de l’argent pour M. Belgrat. Mais tant pis.
Et il recula.
— De l’argent !
Une douceur céleste émanait subitement de l’affreux. Il répéta plusieurs fois à mi-voix « de l’argent », comme pour se bercer. Visiblement, son cerveau, stoppé depuis longtemps, essayait désespérément de se mettre en marche. Finalement, il parvint à éructer :
— Mais, mais Belgrat, moi, je suis son meilleur ami.
Il regardait Malko avec l’air énamouré d’une dame à qui on propose des choses malhonnêtes dont elle a très envie. Pour le maintenir dans ces bonnes dispositions, Malko sortit de son portefeuille un billet de 50 livres et le posa sur la table.
L’autre le regarda comme si c’était Mahomet.
— Il y a longtemps qu’il est mort, M. Belgrat ?
— Voyons. Ça va bientôt faire un an, un peu moins peut-être.
— Et… il était malade ?
— Solide comme un roc. Mais il a eu un accident. Une voiture qui l’avait pas vu.
— Il est mort sur le coup ?
— Sur le coup ? Ah, vous voulez dire, tout de suite. Ah ! mon pauvre monsieur, je devrais pas vous dire ça, mais il était écrabouillé comme un chat. À croire qu’on avait passé dessus avec un rouleau compresseur… Pour moi, c’est un camion.
— Il n’y avait pas de témoins ?
— C’était la nuit. Près d’ici. Personne n’a rien vu.
— Et la police…
L’autre haussa les épaules et ricana.
— Qu’est-ce que ça peut lui foutre la police ? Y pouvaient pas y mettre une contravention, non ?
— Mais, qui fait marcher son affaire, alors ?
— Oh, son affaire, vous savez… ça n’a jamais marché bien fort.
— Il avait traité une grosse affaire pourtant, l’année dernière, ce bateau qu’il avait renfloué.
Brusquement le visage du type s’était fermé. Malko sentit qu’il fallait relancer la conversation. Il tira un autre billet de 50 livres et se mit à jouer avec.
— Vous y avez travaillé, vous, sur le bateau ? L’autre plissa les yeux.
— Ça vous intéresse, hein ? Eh bien, je vais vous dire, moi aussi je me suis posé des tas de questions.
Il se tut, important. Malko fit craquer le billet. Le vieux soupira :
— C’est curieux, j’ai confiance en vous. Alors je vais vous dire ce que je sais :
Ça s’est passé il y a un peu plus d’un an. Un jour, il y a un type qui est venu voir M. Belgrat. Un gars bien habillé qui avait l’air d’avoir de l’argent. Il est resté enfermé deux heures avec lui. Le lendemain, le cirque a commencé. Moi, ça fait vingt ans que je travaille avec Belgrat, alors il avait confiance en moi. Donc, ce jour-là, il est venu me trouver et m’a dit : Kür – je m’appelle Kür – je vais virer tout le monde sauf toi. Mais il va falloir que tu fermes ta gueule.
— Mais avant ça, qu’est-ce qu’il faisait Belgrat ?
— Oh, un peu de tout. On achetait de la ferraille surtout. Et puis des épaves qu’on cassait. Pas des grosses affaires, mais il y avait quand même une douzaine de gars. Moi, je les commandais.
D’ailleurs, quand il m’a dit ça, je lui ai dit :
— Si tu vires des types, qu’est-ce que je vais foutre, moi ?
— Rien, il m’a dit.
— Comment ça, rien ? Tu vas pas me payer alors.
— Si, t’auras 200 livres par mois. Pour rien faire pratiquement que rester là et virer les gens qui viendront demander du travail ou me chercher. Et quand j’aurai fini, je te donnerai 2.500 livres, comme ça, tu pourras t’acheter quelque chose.
Qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? J’ai accepté. À la fin de la semaine, j’ai viré tout le monde. Je les ai payés avec du fric que Belgrat m’avait donné. Des billets neufs, je me souviens.