Le consul sourit jaune. Malko continua :
— Je voudrais visiter ce pétrolier. Le plus discrètement possible.
— Ça ne va pas être facile. Puisqu’il n’est pas vendu, il est encore la propriété des Russes. La seule voie légale – il appuya sur le mot – consisterait donc à faire une demande à l’ambassade soviétique.
— Je vois. Bon, je vais m’arranger autrement.
— Je vous en supplie, larmoya le consul, faites attention. Ne vous mettez pas dans une situation impossible et pensez à ce malheureux capitaine Watson, si plein de vie, d’enthousiasme.
— Merci, fit un peu froidement l’Autrichien. J’y pense. Je ne fais même que cela.
Il prit congé de son hôte avec une poignée de main à réchauffer un condamné à mort. « Au fond, c’est un peu ce que je suis, pensa Malko. Sauf qu’on ne m’a pas encore passé la corde au cou. »
Il prit l’ascenseur. Krisantem l’attendait en sommeillant au volant de la Buick. Il avait eu le temps de donner un coup de téléphone et avait la conscience tranquille. Malko se fit conduire à l’hôtel et s’enferma un quart d’heure dans sa chambre avec un annuaire téléphonique. Il y cueillit une liste de cinq noms.
Aussitôt, il appela l’amiral Cooper. Ce dernier n’était pas là, mais un capitaine très aimable prit le nom et le téléphone de Malko en promettant de rappeler. L’Autrichien insista sur l’urgence et raccrocha. En attendant, il se plongea dans une facture arrivée de Vienne, le matin même, concernant les boiseries de la bibliothèque du château. Évidemment, s’il avait accepté des boiseries modernes… Mais c’était impensable.
Le téléphone sonna une demi-heure plus tard, alors que Malko était presque résigné à remplacer le chêne massif par du contreplaqué. C’était Cooper.
— Je vous appelle de mon navire, dit-il. Quoi de neuf ? Sa voix était claire et nette et résonnait comme s’il avait été dans la pièce.
Malko lui expliqua ce qu’il voulait.
— Ça me paraît facile, répliqua Cooper. Mais il me faut vingt-quatre heures. Que je déguise un de mes hommes.
— D’accord. Soyez gentil de me rappeler dès que ce sera fait.
Quand il eut raccroché, Malko rêva encore un peu de boiseries, puis descendit, emportant le papier où il avait écrit les cinq noms. Négligeant Krisantem, il sortit par une porte de service, se retrouva au bord du Bosphore et héla un taxi qui le déposa près de l’Université, devant un grand building moderne.
Un ascenseur le déposa au sixième. Il sonna à une porte ornée d’une plaque de cuivre portant l’inscription : Goulendrant et Cie, Reckage and Ship Builders.
Un huissier lui ouvrit la porte. Selon la mode du pays, il portait un complet dont n’aurait pas voulu un clochard parisien, une chemise sans col, et une barbe qui remontait au dernier ramadan. Il conduisit Malko dans une petite salle d’attente très propre lui apporta aussitôt un verre de thé brûlant.
Malko attendit dix minutes, puis le même huissier vint le chercher pour l’introduire dans un bureau spacieux où régnait cependant une vague odeur de chiche-kebab brûlé. Toujours l’Orient.
Un gros homme luisant fit le tour du bureau avec une rapidité stupéfiante pour son tour de taille et emprisonna la main droite de l’Autrichien entre deux petits matelas de graisse rehaussés de divers bijoux. On sentait nettement qu’il se retenait d’embrasser son visiteur. Encore et toujours l’Orient.
— Monsieur Linge, clama-t-il. Vous êtes le bienvenu. Croyez que je suis très honoré…
Malko le coupa. Sa carte de visite, à son vrai nom, sans titre mais avec comme raison sociale « Bethlehem Steel Company », une des plus grosses affaires de constructions navales et d’aciéries des USA, faisait son effet. À cause de certains contrats, la « Bethlehem » n’avait rien à refuser à la C.I.A. Et l’autre, sentant la bonne odeur du dollar, ne se tenait plus.
Brièvement, en businessman avare de son temps, Malko expliqua l’objet de sa visite. Il ne s’agissait rien moins que de financer la « Goulendran and Cie » pour l’achat de matériel en sous main. L’autre en sautait presque de joie. Malko continua :
— J’ai repéré une première affaire possible. Un pétrolier russe qui a brûlé il y a quelque temps. Je l’ai fait examiner par des experts. L’affaire est valable. Pour simplifier les choses, vous allez donc vous porter acquéreur de cette épave auprès des autorités soviétiques. Proposez un prix assez bas que l’on puisse discuter. Et voici de quoi sceller notre accord.
Tirant son chéquier, il rédigea un chèque de 2.000 dollars à l’ordre de la Société Goulendran, sur la Bank of America, Los Angeles.
— C’est une petite somme, fit-il modestement, mais j’ai des difficultés avec les autorités turques, il est difficile de faire virer de grosses sommes. Cela prendra quelques semaines.
Goulendran plié en deux, les yeux mouillés de reconnaissance, l’assura de son indéfectible dévouement. Et tant que le dollar ne serait pas dévalué, c’était vrai, Malko n’aurait pas de plus fidèle ami. C’est pour cela qu’il avait mis les 2.000 dollars dans le commerce. Ainsi, il était sûr que le Turc allait trouver les Russes pour de bon.
— Appelez-moi au Hilton dès que vous saurez quelque chose, conclut-il. Et surtout, ne parlez de ma visite à personne. Vous savez qu’on n’aime pas beaucoup les capitaux américains à l’étranger…
Le Turc repoussa de ses petites mains potelées une aussi abominable supposition. Comment pouvait-on ne pas aimer l’argent ?
Dans l’ascenseur, Malko riait tout seul en pensant à la tête des scribouillards de Washington lorsqu’ils verraient sur sa note de frais : achat d’un pétrolier russe : 2.000 dollars. Alors qu’ils ne le verraient jamais, leur pétrolier.
Malko flâna un moment avant de rentrer à l’hôtel. Il n’arrivait pas à s’habituer à l’odeur d’Istanbul faite de crasse, de pétrole, de marécages et de pistaches. Il repoussa une bonne douzaine de marchands ambulants aux poches bourrées de pipes et monta dans les débris d’une Ford qui était en réalité un taxi.
La lumière rouge clignotait hargneusement sur son téléphone. Il décrocha et appela la standardiste.
— Il y a un message pour vous, dit-elle. Appelez Mlle Leila tout de suite.
Il n’eut pas le temps de le faire. On frappait à sa porte. Il alla ouvrir et fut repoussé par une tornade noire et parfumée qui hurlait :
— Où est-elle cette salope ? Où est-elle, que je lui crève les yeux ?
Elle se jeta à quatre pattes entre les lits jumeaux. Malko avala difficilement sa salive. Leila portait un fourreau de lamé noir qui était tendu à craquer mettant en valeur des hanches qui attiraient la main de l’honnête homme, comme l’aimant attire le fer.
Leila se releva et se campa devant Malko. Son décolleté était vertigineux. Malko avait l’impression que les seins allaient lui sauter à la tête. Brusquement, la danseuse changea de tactique. Elle vint se coller contre Malko et sa bouche effleura la sienne. Il avait l’impression d’être plongé dans un bain de parfum.
— Je ne te plais plus ?
En même temps elle ondulait très lentement contre lui. Une petite langue acérée vint buter contre les dents de l’Autrichien.
À tâtons, il chercha la fermeture éclair, dans le dos.
— Non, souffla-t-elle, je la garde.
Plus tard, elle l’enleva. Parce que c’était une femme soigneuse. Et elle apparut dans une superbe guêpière noire qui fit allonger le bras à Malko. Leila vint se blottir contre lui et réattaqua :
— Alors, elle était déjà partie ?
— Mais qui ?
— Qui ? Mais une de tes putains blondes.
— Tu es folle. Personne n’a jamais mis les pieds ici.