Chapitre XIV
Le crochet rebondit sur les tôles avec un bruit épouvantable et retomba dans l’eau. Le Turc hala rapidement la corde, l’enroulant autour de son bras gauche, récupéra le croc et prit son élan.
Cette fois le grappin accrocha quelque chose de solide, une rambarde du bastingage probablement, et ne retomba pas. Le Turc tira plusieurs fois sur la corde, et se tourna vers Malko en souriant de toutes ses dents. Il avait déjà l’échelle de nylon accrochée à la ceinture. Mais quand il prit son élan pour saisir la corde le plus haut possible, la barque faillit chavirer.
Elle était collée contre le flanc de l’Arkhangelsk, côté Bosphore et on ne pouvait les voir de la terre. Mais ils étaient à la merci d’une patrouille de la police fluviale turque.
— Vite, souffla Malko.
Le Turc disparut dans le noir, en gigotant comme un pendu. Il se hissait à la force des poignets tirant l’échelle de nylon. Avec Malko, il y avait deux autres Turcs qui n’avaient pas dit un mot jusque-là et Chris Jones. En plus de son colt il avait un walkie-talkie, lui permettant de garder le contact avec Brabeck resté sur l’autre rive. Au cas où cela tournerait mal.
Les deux Turcs devaient être armés à voir les bosses que faisaient leurs chemises. Ou bien alors c’étaient des monstres.
L’échelle s’agita. L’autre était arrivé en haut et tout allait bien. Malko empoigna les filins qui lui coupaient déjà les mains et commença son ascension. Heureusement les barreaux étaient en bois et nylon. Mais il avait beaucoup de mal à décoller les barreaux de la tôle rouillée de l’Arkhangelsk. La paroi noire semblait vertigineusement haute. Le nylon s’enfonçait dans les paumes de Malko, à travers l’épaisseur des gants. Deux fois son pied glissa et il se cogna le front à la tôle.
Il préférait ne pas se retourner. Une sueur abondante lui coulait des aisselles et tous ses muscles lui faisaient mal. Enfin une main sale se tendit vers lui. Il reprit sa respiration, couché sur le pont de l’Arkhangelsk.
Un quart d’heure plus tard, tout le petit groupe était à plat ventre sur le pont, la barque solidement amarrée au pétrolier.
Malko chercha à s’orienter. Ils étaient à l’avant du pétrolier, le long d’un long panneau de cale arraché par les flammes. La dunette, par où on pouvait pénétrer à l’intérieur du navire était à l’arrière. À quatre pattes, les cinq hommes se mirent en route, au milieu d’un enchevêtrement de débris de toutes sortes.
Jones essaya sa radio. Brabeck répondit tout de suite. Tout était O.K.
La nuit était sombre et on n’y voyait goutte. Malko se cogna douloureusement les genoux plusieurs fois sur des rivets dépassant du pont.
Il avait interdit qu’on allume les lampes tant qu’ils étaient sur le pont.
Ils atteignirent enfin la dunette. Un à un, ils se laissèrent glisser le long d’une échelle presque verticale. Le trou noir dans lequel ils descendirent était une pièce aux murs métalliques entièrement vide. Une autre échelle descendait dans les entrailles du navire. Le groupe continua à descendre, pour parvenir finalement à la salle des machines. Il n’y avait pas de hublot et Jones alluma sa lampe.
Les machines étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière et le feu avait détruit des pièces entières laissant des traînées noires de plastique fondu. Pendant près d’une demi-heure Malko se promena dans les entrailles de l’Arkhangelsk, grimpant des échelles, suivant des coursives encombrées et parvenant jusqu’aux cales. Ils traversèrent un des réservoirs de pétrole, défoncé par une explosion. Une couche noirâtre recouvrait presque toutes les tôles.
Mais tout était désespérément normal. Dans l’état où se trouve un navire détruit.
C’est Jones qui fit la découverte. Il promenait sa lampe électrique le long des cloisons quand il tomba en arrêt devant un tube courant le long de la coursive. Alors que tout était noir, le tube, lui, était brillant et neuf. Jones appela Malko.
— Regardez.
Les deux hommes tâtèrent le tube. Visiblement il avait été posé après l’incendie. Le tube tournait à angle droit et plongeait dans l’obscurité vers le fond du navire. Les deux hommes le suivirent. Pendant ce temps les trois Turcs cherchaient sans succès quelque chose à piller. Il n’y avait que des machines trop lourdes pour être transportées.
Le tube les mena devant une porte qu’ils avaient prise pour l’entrée d’un réservoir. Elle était aussi sale que le reste et fermée. Malko et Jones en explorèrent soigneusement la surface sans découvrir la moindre poignée. La porte ressemblait à l’ouverture d’un compartiment étanche et n’allait pas jusqu’au sol.
Jones donna plusieurs coups de poing dans la porte sans même l’ébranler.
— Suivons le câble dans l’autre sens, proposa Malko, on va bien voir.
Ils remontèrent jusqu’à la salle située en dessous de la dunette. Le câble disparaissait dans un creux de la paroi. Malko passa la main et sentit plusieurs boutons sous ses doigts. Il en poussa un. Il résista. Le second s’enfonça, en faisant sortir un autre.
Rien ne se produisit.
Finalement, il laissa le bouton enfoncé.
— Redescendons, dit-il à Jones. On ne sait jamais.
Les trois Turcs, les regardèrent, bouche bée. Malko leur dit d’attendre là.
Après s’être perdus trois fois, ils arrivèrent devant la porte. Elle était ouverte.
Malko l’examina de près. Toute la bordure était doublée d’un épais caoutchouc, tout neuf. Et sur la face intérieure la peinture grise luisait de propreté.
La lampe de Jones éclaira un commutateur. Il le tourna. La pièce s’éclaira. Stupéfaits, les deux hommes se trouvaient dans une cabine peinte en gris, très propre. Dans un coin, il y avait une batterie de gros accumulateurs posés à même le plancher. A côté un groupe électrogène. Une autre porte était ouverte, au fond de la pièce.
— Attention à la porte, dit Jones.
— Pas de danger, dit Malko. Elle est commandée par le bouton que j’ai poussé.
Ils continuèrent leur exploration.
— Incroyable, murmura Malko.
Dans un coin, plusieurs combinaisons d’hommes-grenouilles s’entassaient avec tout un assortiment de bouteilles. Des caisses fermées gisaient non loin de là, ainsi que quelque chose qui ressemblait à une torpille, terminée par une hélice et une sorte de guidon de bicyclette. Il y avait de petites ailes de chaque côté de la torpille.
Malko réfléchissait, il avait déjà vu cela quelque part. C’était un véhicule sous-marin pour hommes-grenouilles. Cela permettait, soit de se déplacer très vite, soit de transporter de lourdes charges. En tout cas, certainement pas le genre d’engin utile à un dragage.
Le gorille examinait soigneusement le matériel. Il revint vers Malko tenant une palme en caoutchouc à la main.
— Aucune marque nulle part, annonça-t-il. Même pas de numéros de série.
— Il fallait s’en douter. Mais, il manque quelque chose ici.
— Quoi ?
— La sortie. Tout ce matériel, c’est fait pour servir sous l’eau, pas dessus. Donc il doit bien y avoir quelque part un moyen de communiquer avec l’eau. Une trappe, un sas, comme dans un sous-marin.
Les deux hommes se mirent fiévreusement à déplacer les caisses et le matériel. Et cinq minutes plus tard, ils avaient trouvé : une ouverture carrée dans le plancher, fermée par d’énormes vis à poignées.
Jones dévissa les six vis.
Le panneau pivota vers le bas, découvrant une échelle qui reposait sur le plancher d’une pièce obscure. La lampe entre les dents, Jones descendit le premier, Malko sur ses talons.